Si proche Orient

Palmyre en 1964 par Louis Vigne ©J. Paul Getty Trust


« Napoléon Bonaparte est l’inventeur de l’orientalisme, c’est lui qui entraîne derrière son armée la science en Égypte, et fait entrer l’Europe pour la première fois en Orient au-delà des Balkans. Le savoir s’engouffre derrière les militaires et les marchands, en Égypte, en Inde, en Chine ; les textes traduits de l’arabe et du persan commencent à envahir l’Europe, Goethe le grand chêne a lancé la course ; bien avant Les Orientales d’Hugo, au même moment où Chateaubriand invente la littérature de voyage avec L’itinéraire de Paris à Jérusalem, alors que Beethoven joue ce soir-là pour la petite comtesse italienne mariée à un Hongrois devant les plus beaux habits de Vienne, l’immense Goethe met la dernière main à son West-österlicher Divan, directement inspiré de la traduction de Hafez qu’a publié Hammer-Purgstall… en 1812, alors que ce dragon de Napoléon, cet horrible Méditerranéen, pensait affronter les Russes et leur terrifiant hiver, à trois mille lieues de la France. »

 

« Dans toute l'Europe, sur toute l'Europe souffle le vent de l'altérité, tous ces grands hommes utilisent ce qui leur vient de l’Autre, pour modifier le Soi, pour l’abâtardir, car le génie veut la bâtardise, l’utilisation des procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant d’église et de l’harmonie… »

 

« Nous avons plus que jamais besoin de nous défaire de cette idée absurde de l’altérité absolue de l’Islam et d’admettre non seulement la terrifiante violence du colonialisme, mais aussi tout ce que l’Europe devait à l’Orient – l’impossibilité de les séparer l’un de l’autre, la nécessité de changer de perspective. Il fallait trouver, disait-elle, au-delà de la bête repentance des uns ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui inclue l’autre en soi. Des deux côtés. »

 

« Berlioz n'a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d'Hugo. Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d'Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s'appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer. »

 

« Je ne peux m'empêcher de songer à la honte et l'embarras, la honte et l'embarras de toutes les déclarations d'amour qui tombent à plat,nous jouons notre sonate tout seuls, sans nous apercevoir que le piano est désaccordé, pris par nos sentiments : les autres entendent à quel point nous sonnons faux, et au mieux en conçoivent une sincère pitié, au pire une terrible gêne d'être ainsi confrontés à notre humiliation qui les éclabousse alors qu'ils n'avaient, le plus souvent, rien demandé »

 

« L’humilité de la vie nomade est une des images les plus fortes de l’Islam, le grand renoncement, le dépouillement des oripeaux mondains dans la nudité du désert — c’est cette pureté, cette solitude qui m’attirait moi aussi. Je voulais rencontrer ce Dieu si présent, si naturel que ses humbles créatures, dans le dénuement complet, s’appellent « les chiens de Dieu ». Deux visions s’opposaient vaguement dans mon esprit : d’un côté le monde des « Mille et Une Nuits », urbain, merveilleux, foisonnant, érotique et de l’autre celui du « Chemin de La Mecque », du vide et de la transcendance ; Istanbul avait signifié ma découverte contemporaine de la première forme — j’espérais que la Syrie me permette non seulement de retrouver, dans les ruelles de Damas et d’Alep aux noms enchanteurs, la rêverie et la douceur sensuelle des Nuits, mais aussi d’entrevoir, au désert cette fois-ci, la lumière avicennienne du Tout. »

 

« Nous autres restons des voyageurs, enfermés dans le soi, susceptibles, qui sait, de se transformer eux-mêmes au contact de l'altérité, mais certainement pas d'en faire l'expérience profonde. Nous sommes des espions, nous avons le contact rapide et furtif des espions. (…) “Méfie-toi des histoires des voyageurs”, dit Saadi dans le Golestân. Ils ne voient rien. Ils croient voir, mais n'observent que des reflets. »

 

« …à Dieu ne plaise, à Dieu ne plaise, mais on ne peut pas dire que Dieu donne le meilleur de lui-même ces temps-ci. »

  
« La musique est un beau refuge contre l’imperfection du monde et la déchéance du corps. »

Mathias Enard - Boussole (Actes Sud-2015)

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