«Le réel ne génère qu’un douloureux sentiment d’absurdité»

Flash Back : Un peu, beaucoup … raisonnablement (Le blog de Jérôme Bejani dit JEROMEUH - Lundi 20 février 2017)


 Je ne comprendrai jamais pourquoi, lors des cérémonies de funérailles, on essaie de nous faire croire qu’il y a une vie après la mort et que le défunt n’avait, de son vivant, que des qualités. Si un dieu de miséricorde existait, on se demande bien au nom de quel caprice il nous ferait patienter plusieurs décennies dans cette vallée de larmes avant de nous octroyer la vie éternelle ; et si les humains se conduisaient aussi vertueusement qu’on le dit après coup, l’humanité ne connaîtrait ni les guerres ni les injustices qui déchirent les âmes sensibles. On me rétorque souvent que je schématise les situations complexes à cause de mon syndrome d’Asperger, mais je me contente de raisonner logiquement, comme chacun devrait s’y astreindre. À quarante-cinq ans, depuis longtemps sorti de l’enfance et peu soucieux d’encore me bercer d’illusions, je prétends pouvoir me forger des opinions pertinentes sur ces questions. En l’occurrence, j’assiste pour la quatrième fois de ma vie à des funérailles et je suis une fois de plus révolté par les énormités que j’y entends.
(p. 9)

[…] ma grand-mère Marguerite se plaignait depuis des années de vivre trop longtemps, d'avoir enterré tous ses amis et d'endurer chaque jour une nouvelle trahison de son corps. Elle aimait à répéter que la vieillesse est la pire des calamités, mais chaque hiver, elle se faisait vacciner contre la grippe, et, à la moindre bronchite elle extorquait au docteur Comte des antibiotiques. Pour ma part, si j’en arrivais à trouver ma vie trop longue, je cesserais de me soigner et me laisserais mourir une bonne fois pour toutes.
(p. 14)

Au fond je n'aime pas les cérémonies des funérailles parce que leurs tissus de mensonges me ramènent à la vraie vie, dont je me protège activement en évitant la radio et la télévision, et en ne lisant la presse qu'avec d'infinies précautions. Lorsque je me laisse atteindre par le bombardement médiatique de demi-vérités, de trucages, d’amalgames et de bobards éhontés, je me sens vivre au cœur d’un labyrinthe dont rien ne me prouve qu’il possède une issue. De même qu’on nous dit à l’échelle familiale que ma grand-mère Marguerite, femme réactionnaire et foncièrement égoïste, représentait un modèle de tolérance et de bonté, on nous serine à plus grande échelle qu’il nous faut à la fois abattre les dictatures et vendre aux tyrans des armes pour équilibrer notre balance commerciale ; produire plus de voitures et diminuer les émissions de gaz d’échappement ; supprimer les fonctionnaires et améliorer le service public; restreindre la pêche et manger plus de poisson ; préserver les ressources en eau douce et saloper les aquifères au gaz de schiste. Aucun journal télévisé sans son flot d’inepties de cet acabit.
(p. 102)

Je raconterais l’affligeante cérémonie des étrennes, année après année recommencée : avant le repas de famille du vingt-cinq décembre, qui se passait souvent chez nous, ma grand-mère Marguerite demandait le silence et se transformait en nombril du monde pour infliger un petit cours de macroéconomie. De son laïus ressortait invariablement l’idée que tout augmentait très vite, sauf les taux de rémunération de la Caisse d’Épargne, qui, selon elle, avaient tendance à baisser. Et que par conséquent, elle avait bien du mérite à maintenir le montant de ses dons au même niveau que l’année précédente, ce qui représentait en réalité une hausse considérable, sinon de la somme, en tout cas de l’effort budgétaire. Après quoi elle sortait de son sac à main les enveloppes au format carte de visite […]. Il convenait alors de s’extasier sur le contenu de l’enveloppe t d’aller lui faire de grandes démonstrations de gratitude dans lesquelles mes cousines et mon cousin excellaient : cris de joie, surprise feinte, moulinets, baisers mouillés et accolades, tout y passait. Naturellement, connaissant à l’avance le contenu de l’enveloppe et l’évolution des taux bancaires, je ne parvenais pas à singer l’exultation, et j’allais très poliment embrasser ma grand-mère en la remerciant pour ces étrennes dont le montant n’a pratiquement jamais varié […]. Naturellement, la pondération de ma réaction m’attirait des critiques, ma grand-mère me désignait comme blasé et ingrat, et insistait jusqu’à ce que mon père ajoute à la froideur excessive de mon remerciement une vigoureuse parole de reconnaissance.
(pp. 106-107)

Je peux d’ailleurs affirmer d’expérience que l’imaginaire seul produit cet effet : le réel ne génère qu’un douloureux sentiment d’absurdité. Mes proches ne se posent pas ce genre de questions, ils habitent le monde avec un sans-gêne de propriétaires et sans mesurer à quel point le monde les ignore. En outre, ils se croient sociables parce qu’ils sont connectés à des légions d’autres esseulés et papillonnent, sans se douter de la vanité des lies qu’ils entretissent avec leurs semblables. Il ne leur vient même pas à l’idée de pousser devant eux, comme Sisyphe son rocher, l’espoir toujours déçu d’une rencontre vraie et d’une p
arole pleine.
(p. 120)

Emmanuel Venet - Marcher droit, tourner en rond (Verdier-2016)

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