On me traitait de ce que je ne m'étais jamais caché d'être. Quel était le problème ? Comment me sentir insulté de porter mon identité ?

Blandine Le Cain - Défilé des opposants à la loi sur le mariage pour tous sur les Champs-Élysées, Paris, le 23 mars 2013


De quoi me traitait-on au juste ? De gay et de père. On me traitait de ce que je ne m'étais jamais caché d'être. Quel était le problème ? Comment me sentir insulté de porter mon identité ? On a tenu à me faire savoir qui j'étais. Ou bien on a tenu à me dire qu'on savait qui j'étais. Ou bien à avertir le monde de qui j'étais. On a tenu à m'emmerder un peu.
(p. 13)

Cela pourrait signifier que la paix est assurée tant que nous restons gays. Mais nous devons nous préparer à la guerre si nous devenons pères.
(p. 15)

Combien de « ce n'est rien » m'avaient permis de croire qu'il n'y avait pas de danger, je n'étais pas menacé, je n'étais pas victime d'homophobie, le mot solennel, je ne devais pas me défendre. Allons, allons, personne ne m'a attaqué, quel autre grand mot malvenu que « se défendre », quel manque d'humour ! N'ai-je donc rien vu venir ?
(p. 27)

[…] j’étais conforme à l’image que ces adultes répandaient, je comprenais qu’ils savaient tous quelque chose de moi qui les autorisait à rire et à en tirer du mépris. Combien de fois ai-je dû rigoler à des blagues de pédés ? Et combien de fois en ai-je racontées ?
(p. 29)

Je ne voulais en oublier aucun. Tous ces livres qui m’avaient fait lecteur homosexuel, dont j’avais traqué dans les textes le petit moment à adorer, la caresse et le sourire, ces livres qui m’avaient un moment embrassé à une fin de page, derrière un chapitre tenu serré dans leurs bras, qui s’étaient adressés à moi dans un murmure parce qu’ils savaient que je pouvais trembler d’un mot par eux tenté, un mot suffit pour se sentir tremblant et aimé, et c’est ce que j’entends par lecteur homosexuel, ce sont des livres dont j’espérais l’éventualité d’un sentiment amoureux, et tous j’avais le souvenir qu’ils m’avaient aimé, et je les regroupais en tas à mes pied parce que j’avais décidé alors que nous devions nous séparer. Je ne les reniais pas, je n’en avais pas honte. C’était plus simple et fort que ça : je voulais m’en défaire.
(pp. 50-51)

J’ai besoin de retrouver mon assurance passée. Du temps où je n’étais pas père et où je ne risquais que de me perdre moi-même. Le temps tranquille de la norme : j’étais le copain et le frère et le collègue pédé. La norme racontait que je devais sortir plus qu’eux. Je devais baiser plus qu’eux. Je devais m’amuser plus qu’eux. Mais la tristesse aussi qu’on me supposait. L’égoïsme. La vacuité. La laideur vicieuse. Et l’inquiétude que j’inspirais : je finirais par choper un truc à coucher avec autant de monde. Je me ferais démonter la gueule à traîner la nuit dans ces endroits sordides, à accueillir chez moi des inconnus. Je perdrais un jour mon travail à cause d’une affaire. Aujourd’hui, c’est l’affaire. Et père et gay, j’échappe à la norme. On ne s’inquiète plus pour moi et c'est moi qui effraie.
(p. 60)


[…] est-ce si difficile à comprendre qu’on ne doit pas accueillir le loup dans une bergerie, est-ce homophobe que de protéger nos enfants de vous ? L’homosexuel est toujours pédophile, vous pouvez bien avancer avec votre livret de famille à la main, déclarer à la mairie tous les enfants que vous voudrez, cela ne fait qu’aggraver votre affaire. Être père vous permet d’avoir accès aux enfants, votre enfant est un cheval de Troie, il vous aide à franchir les remparts, il est votre costume de normalité dans les squares, les colonies de vacances, les goûters d’anniversaire.
(p. 68)

C’est la pureté de nos propres enfants que vous convoitez lorsque vous bâtissez la fiction de vos familles dégénérées. Vos enfants sont à plaindre, les nôtres sont à protéger. Quand vous étiez clandestin, célibataire et folle, vous nous dégoûtiez plus que vous ne nous terrifiiez, nous acceptions de nous amuser avec les plus drôles d’entre vous, ils pouvaient prétendre être nos amis. Mais affirmé, père et comme nous, vous devenez à nos yeux un danger permanent.
(pp. 69-70)

J’étais prêt à confier ma fille à Renoir, Wenders, Ozu mais pas à Fassbinder, Pasolini ou Almodovar, qui sont pourtant des cinéastes essentiels de ma propre cinéphilie. Lorsqu’il a fallu définir vingt noms, j’ai écarté l’air de rien les homosexuels, l’air de rien je me suis plié à la vieille interdiction, comme un aliéné, sans le penser j’ai fait avec un « il ne vaut mieux pas », « autant éviter », « ce n’est peut-être pas une bonne idée », « attendons quelques années », incapable de me débarrasser de la vieille interdiction ; les vingt adultes étrangers qui pouvaient se pencher sur le berceau de ma fille étaient presque unanimement blancs, mâles et hétérosexuels. Mon club idéal était le club le plus académique, conventionnel, attendu, respectable qui soit. Un club qui ne m’aurait jamais accepté comme membre.
(p. 80)

[…] l’époque ne me convient pas mais je m’y conforme. Il n’est pas impossible que […] tout cela me porte à éprouver une absence d’espoir, comme une maladie à laquelle je m’abandonnerais. […] il m’apparaît que cela date des premières manifestations contre le « mariage pour tous ». Pourtant, tu t'en souviens, nous avions pris ça à la légère. Tu étais sur mes épaules quand nous avons marché de Denfert à Bastille. Ils ne nous effrayaient pas, nous nous sentions du bon côté, celui de l'avenir joyeux. Nous avons cru leur échapper, mais non. Ils nous ont dénichés, encerclés, assoiffés. Et le manque d'espoir dont je me sens souffrant et épris, dit la victoire de ce malheur. Il rôde sur moi, sur toi sur nous, sur tous ceux qui se considéraient à l’abri. Nous nous sommes mis à vire dans le froid, dans l’immense froid auquel ils nous vouent.
(pp. 144-145)


Christophe Honoré - Ton père (Mercure de France-2017)

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