« Peut-être que lire, ça fait mourir moins vite. »




Lire et écrire, comme inspirer et expirer, sont des gestes naturels que personne ne se souvient d’avoir appris. 
(p. 35)

Mon père est assez fier de me faire part des progrès qu’il a faits. Il me lit, péniblement, quelques phrases d’un article de journal que Ron lui a photocopié avec une joie qui me prouve que, quoi que l’on apprenne dans la vie, on retombe en enfance quand on l’apprend.

(p. 88)

99 % de la population est alphabétisée, mon père fait partie de cette infime portion de gens qui n’ont jamais été scolarisés. J’ai mis longtemps à le comprendre, mais il vivait ce handicap comme une réelle douleur – secrète, fourbe et lancinante, maudissant en silence son propre père qui lui avait interdit l’entrée à l’école sans mesurer les dégâts que cela causerait chez lui. J’ai sous-estimé la satisfaction qu’il éprouvait d’avoir pu apprendre les rudiments de la lecture et de l’écriture. Qu’était-il allé chercher dans cet improbable apprentissage ? Un peu de dignité, sans doute, lui qui n’aurait peut-être jamais l’occasion d’exercer ses nouveaux talents en public. 

(p. 117) 

Mon père m’a laissé faire, ouvrant la voie à une conversation qui, au fil du temps, allait prendre de la place et une tournure très personnelle. Une conversation qui, j’allais le constater les mois suivants, poussait le vieux à faire de son cœur un endroit plus détendu et plus fréquentable. Ron réussissait là où je ne m’étais même jamais aventuré, porté par une forme d’inconscience qui lui permettait de ne rien respecter du mauvais caractère de mon père. Il passait outre la crainte qu’il inspirait, dérangeait son quotidien sans s’excuser et faisait tomber une à une toutes les barrières qu’il avait érigées entre lui et le monde. 
(pp. 82-83)

Là où nous en sommes de notre histoire, mon père a besoin de moi et il n’a plus la force de me mettre à la porte de sa vie. 
(p. 53)

Pour lui, les journalistes sont tous des hypocrites qui ne pensent pas ce qu’ils disent. Je lui ai un jour expliqué que c’était le rôle du présentateur du journal de ne pas penser ce qu’il disait, ce à quoi il m’a répondu qu’il fallait vraiment n’avoir aucune estime de soi pour faire du mensonge son métier. 
 (p. 10)

[…] j’ai accepté un week-end à Londres afin d’y découvrir une rétrospective du peintre Rothko. J’ai prévenu mon père qui s’est montré contrarié, me prouvant que les vieux organisent leur monde selon une scansion métronomique du temps et détestent les changements de programme. Pour lui, aller se pâmer devant des toiles qui, par-dessus le marché, ne représentent rien relève de la bêtise pure. 

(p. 51)

Nous étions trois à ses funérailles et la cérémonie avait des allures de formalité dont le manque total de tristesse vous ramenait à la gorge le peu de poids d’une vie

(p. 75)

Chacun à sa manière, au gré des pertes et des éloignements, les quatre hommes réunis dans cette pièce ont tous oublié les sensations primaires que pouvaient procurer ces instants symboliques où la famille se réunit. 

(p. 107)

Il arrive un moment dans l’existence où l’on sent que ce qu’on n’aurait jamais pu faire est la chose à faire. 
(p. 87)

Sébastien Ministru - Apprendre à lire (Grasset, 2018)

Commentaires

  1. Tu ne crois pas si bien dire : j'ai entendu récemment à la radio que le résultta d'une étude menée depuis plusieurs années aux Etat-Unis aurait révélé que les grands lecteurs augmentaient leur espérance de vie jusqu'à 20 % ! Continuons à lire !!

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    1. Ce n'est pas moi qui l'affirme (même si le pense fortement !) mais l'octogénaire du roman qui décide d'apprendre à lire. Du coup, j'ai rajouté des guillemets dans mon tire ;-)

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  2. Ces extraits sont prenants, cette dernière phrase...

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  3. Lire et écrire, pas si évident! Pour en avoir le coeur net, je me suis lancée avec l'arabe (ouais j'en suis à la deuxième lettre, et je rame ^_^)

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    1. Keisha, j'ai fait pareil, il y a des années, lors de ma formation Français Langue Etrangère, histoire de voir ce que ça fait de débarquer dans un langue, au bout de trois mois, nous avions approché l'alphabet mais je ne prononçais toujours pas correctement ;-)

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    2. @Keisha : c'est drôle que tu me parles de l'arabe. C'est justement, moi aussi, en me mettant à l'arabe, il y a quelques années, que j'ai "redécouvert" ce plaisir (et cette frustration) de l'apprentissage. Ce que dit Sébastien Ministru, "quoi que l’on apprenne dans la vie, on retombe en enfance quand on l’apprend.", est tellement vrai !

      @Marilyne : un enfer, la prononciation de l'arabe ! Les différents sons "h" sont ma bête noire.

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  4. Il y a longtemps j'avais attaqué l'hébreu, avec une méthode pas mal du tout, et j'avais appris les lettres, tout ça. j'ai jeté l'éponge en arrivant au futur. Mais je pourrais en m'y remettant lire (les panneaux) et parfois je capte un mot ou deux à la télé (quand la personne parle hébreu)
    Pour le grec et le russe je n'ai jamais appris, mais des études scientifiques y pallient et j'arrive à lire! (mais pas prononcer) les panneaux, ce qui ne sert pas à grand chose si le mot n'a rien à voir avec le français, mais c'est marrant (et peut permettre de s'en tirer dans le métro)
    L'arabe, là... Pff c'est coton. Ou ma méthode n'est pas bonne. je fais des lignes, et reconnaît les lettres, déjà c'est bien comme méthode je pense. Mon idée n'est pas d'apprendre l'arabe, mais de me mettre dans la peau de ceux qui apprennent à lire et écrire le français en partant de zéro. Chapeau à eux!

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    1. Je ne parle, ni ne comprends le grec (à part quelques expressions sociales de base) mais quand je vais en Grèce, j'aime bien essayer de déchiffrer les panneaux.

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  5. Dès le titre, je savais que ce livre était pour moi. Malgré la première citation avec laquelle je ne suis pas du tout d'accord...

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    1. Relisant la première citation à la lumière de ton observation, j'avoue qu'elle peut prêter à débat. En ce qui me concerne, je la trouve pertinente pour ma langue maternelle... mai bien moins pour les langues étrangères.
      J'espère que cela n'entamera pas ton envie de découvrir le roman.

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