Je mourrai hanté

Trotternish ridge, Isle of Skye, Scotland (BJE Landscape Photography)



Il s’est avancé, détendu, souple, sûr de lui, exhalant cette prestance que ne peuvent donner que le succès et le mitan de la trentaine – lorsqu’on est en train de construire son chemin, que les tâtonnements sont derrière soi et que la fatigue ne se fait pas encore sentir.
(p. 21)

Lorsqu’elles étaient petites et que je me retrouvais dans la cuisine à cinq heures du matin, le porte-bébé sur le ventre, essayant contre vents et marées de les rendormir, je me demandais souvent ce que j’allais bien pouvoir leur transmettre. Ma passion pour les livres et les mots qui enflent, pénètrent la peau, font battre les veines sur les tempes et assèchent la gorge en quelques phrases. Mon amour de la musique et de ces notes égrenées qui dessinent instantanément un paysage et une saison, ciel tourmenté sur les plaines du Nord en octobre, soleil poisseux de juillet dans les marécages du Sud. Je les imaginais romancières, journalistes, dramaturges, actrices, musiciennes. Je ne parviens toujours pas à savoir si elles ont choisi leurs voies professionnelles en réaction à mes aspirations ou par réelle attirance. En tout état de cause, je me suis planté dans les grandes largeurs [...]. On connaît si peu ses propres enfants, au fond. On connaît si peu les autres, en général. On ne fait que projeter sur eux les fantasmes qu’ils nous inspirent.
(pp. 28-29)

J’ai passé une partie de la soirée à ouvrir les cartons que j’avais empilés dans le débarras, après le déménagement. S’y entassent des photos, les lettres que je recevais jusqu’à ce que les e-mails envoient le courrier postal ad patres, des articles de journaux sur des fêtes scolaires d’il y a vingt ans, des carnets que j’ai aux tiers remplis de notes, de débuts d’histoires ou de réflexions depuis longtemps oubliées, et des petits objets inutiles censés me rappeler des instants particuliers, mais qui ne m’évoquent plus rien [...]. Cela fait quelques années déjà que je n’ajoute plus rien à ce capharnaüm, parce que l’existence a cessé de me fabriquer de la mémoire. Je plonge rarement mes mains dans ce fatras car je ne suis guère attiré par le passé. Pas plus que par l’avenir, d’ailleurs. Seul l’actuel peut retenir mon attention, et encore, de façon intermittente. Je suis le maître d’un monde flottant. Je me laisse dériver et advienne que pourra. J’ai cherché à profiter du jour présent pendant des décennies sans jamais y parvenir, et j’y suis arrivé par inadvertance, une fois la cinquantaine passée. Je vis dans une atonie ironique. [..] Le seul ennui, au fond, c’est que rien, jamais, ne me touche plus.
(pp. 32-34)

« Est-ce que vous en êtes fier, Alexandre ?
– De quoi ?
– D’avoir pu devenir propriétaire d’un bien très éloigné des aspirations de votre milieu social d’origine ? [...] si vous étiez né riche, vous ne vous sentiriez pas obligé de me présenter l’appartement comme un agent immobilier.

(p. 44)

[...] ce que je cherche avant tout, à cette période de ma vie, c’est de la douceur. Une lucidité tendre, si vous voulez. Sans doute en raison de la fatigue et de l’émoussement. D’un affadissement général de ma personnalité.
(pp. 48-49)

C’est sans doute ça, le plus troublant. La proximité. L’observation minutieuse. Être dévisagé. Décortiqué. Plus que le rendu du tableau en lui-même.
(p. 67)

Nous étions assez lucides pour comprendre que cette escapade ne serait sans doute qu’un accroc sur les chemins que nous allions prendre, mais nous avions envie de croire qu’elle était le début d’un sentier neuf. Et que tout était encore possible.
(pp. 75-76)

Je suis sur le point de me préparer un café quand une vibration interrompt encore le fil de mes pensées. Toutes ces sensations nouvelles qui ont remplacé le bruit de la sonnette ou celui du téléphone fixe… Je fais de mon mieux pour intégrer à ma vie personnelle et professionnelle les évolutions technologiques. Je n’y parviens pas tout à fait. Parfois, je me prends à rêver que le progrès s’enraye et nous rejette sur un rivage vierge, ahuris et désœuvrés. Que les pellicules redeviennent argentiques. Que les selfies s’effacent au profit de portraits lentement réalisés au crayon ou à l’huile.
(pp. 83-84)

Restent des photophores. Des souvenirs qui dessinent un chemin sur Terre. Parfois, l’un de ces replis de la mémoire devient plus lumineux que d’autres. Presque phosphorescent. Un ver luisant dans un cimetière de souvenirs. Depuis que j’ai revu Alexandre Laudin, je m’applique à les amadouer. À admirer leurs miroitements. Et à les attraper.
(p. 95)

Le dimanche suivant, je rentrerai en France pour préparer mon départ définitif pour Londres. Une semaine plus tard, débarrassé de toutes mes inhibitions et de cette maladresse qui me caractérise, j’aborderai Anne lors d’une soirée donnée en l’honneur de mon proche exil. Tout sera remis en cause. Je n’aurai plus jamais de nouvelles de Jane. Sans le savoir, elle donnera son deuxième prénom à ma fille cadette. Et en pointillé, de l’autre côté de la Manche, la vie que j’aurais pu mener continuera son chemin. Je mourrai hanté.
(p. 122)

Je remarque que mes doigts tremblent un peu en sortant mon portefeuille. Je prends une profonde inspiration. Il faut que je retrouve mon calme. Je vais hocher la tête, comme il se doit. Expliquer que je comprends. Bien sûr, le problème, c’est elle, pas moi. Oui, oui, oui. Dommage, la balle était dans son camp, mais elle vient de me la renvoyer en plein visage. Je vais lui souhaiter une bonne soirée. Oh, pas de problème. Évidemment, nous restons en contact. Amis ? C’est beaucoup demander, non ? On ne se connaît pas tant que ça, finalement, hein ? Mais « en contact », absolument. On a nos adresses et nos numéros de téléphone respectifs. Aucun souci. Il n’y a jamais de souci avec moi. Je balaie, je sors la poubelle, je disparais, je ne laisse aucune trace. Un homme comme moi, c’est génial. C’est vraiment bête que ça ne fonctionne pas.

(pp. 197-198)

– Promets-moi de faire attention à toi.
– Je n’arrête pas. C’est sans doute mon problème, d’ailleurs. Je fais trop attention à moi.

(p. 225)


Jean-Philippe Blondel - La mise à nu (Buchet Chastel, 2018)

Commentaires

  1. J'aime bien le titre ! et certaines des citations aussi. Je n'ai lu qu'un ouvrage de cet auteur, j'avais bien aimé.

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    1. Je trouve aussi cette citation est très belle, c'est pour cela que je l'ai mise en titre. Si tu as bien aimé ta précédente rencontre avec JPB, tu devrais aimer celui-ci tout autant et peut-être même plus encore.

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