Vivre nous apprend bien que nous ne savons pas vivre, et nous le faisons quand même

Provins, rue des marais - Nicolas Datiche , pour M Le magazine du Monde source

La nuit n’a pas le monopole de la peur. Celle-ci est partout, et pas uniquement au bras du surnaturel. Elle est aussi le lot du quotidien, de la fréquentation des autres. Elle est le corollaire des jours à l’école, aux côtés d’autres enfants qui ont des bouches pour se moquer, des mains pour frapper. J’anticipe le mal qu’on peut me faire, et crains que l’odeur de ma peur n’agisse comme un excitant.
La peur est mon pays. Peut-on l’écrire au titre du lieu de naissance sur la carte d’identité ? Ça me dédouanerait de mon incapacité à être courageux. J’envie ceux qui le sont. Mais la plupart le sont naturellement : leur courage n’est pas le fruit d’une lutte intérieure, il ne leur coûte rien. Je ne peux qu’avoir le cran d’accepter ma faiblesse, et d’en payer le prix, la peur, en espérant qu’elle suscite l’indulgence, et que les autres me laissent « passer ».

Je n’ai jamais rencontré de garçon d’allure si fragile : il a le corps tout fin, le teint pâle, et un visage doux avec des cils comme dessinés au pinceau. Il semble n’être doté d’aucune force et un rien suffirait à le faire tomber. La vulnérabilité que je lui prête me le rend cher, elle me rassure quant à ma propre faiblesse. Stéphane a des goûts musicaux proches des miens, il ne dédaigne pas les groupes de new-wave éthérée. Je me tourne vers lui quand Vincent m’agace, à force d’ironie. Cependant, avec la cruauté du faible face à plus faible que lui, je m’acharne sur Stéphane lorsque sa douceur, son absence de masculinité m’exaspèrent, me renvoyant à ma propre fragilité, qu’en brocardant chez lui, je m’exhorte à combattre chez moi.

Stéphane et moi nous rapprochons de Damien, dont le physique ingrat, le sérieux en classe et la médiocrité en sport nous semblent des garanties suffisantes. En dehors de nous, il fait l’unanimité contre lui, ce qui ne nous déplaît pas. [...] À le voir si faible, je me sens plus fort.

Je ne sais pas nager, et le plongeoir s’ouvre devant moi comme sur un gouffre. Le maître-nageur éloigne la perche, et me fait replonger jusqu’à extinction des larmes. Je sors de la piscine avec une rare sensation de délivrance, et l’idée que la vie normale peut reprendre ses droits pendant deux semaines.
Cette expérience a le mérite de m’enseigner ce qu’implique d’être un homme. Je vois se profiler le service militaire, menace lointaine, comme une séance de natation en continu.


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Depuis ma chambre, j’entends une musique monter du salon. Au bas de l’escalier, un vinyle tourne. J’observe l’aiguille creuser les sillons, comme appuyant sur un point de douleur qui fait s’élever une voix plaintive. Celle-ci évoque la mort d’un amour, dans un pays lointain. La tristesse de ce chant ne me rebute pas : au contraire, elle ôte à la mienne son caractère exclusif. M’immerger en elle me raccroche à une humanité dont je ne trouve pas trace hors de chez moi.

Son père écoute du rock, et Vincent est comme lui fan des Clash et des Jam, des groupes au discours très marqué à gauche. Leur musique est pour moi trop électrique et charnelle, leurs paroles trop terre à terre. À l’énergie, je préfère la langueur, les paysages intérieurs qu’elle éveille, et les musiques grises, coupées du réel, telle celle de Cure, dont la monochromie est pourtant au diapason du paysage alentour. Ce faisant, je résiste à Vincent, à sa vitalité adolescente, qui tend à m’éloigner de l’enfance, territoire dont les dangers sont, au moins, identifiés et susceptibles d’être endigués.


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Autour de moi, Stéphane excepté, personne ne se plaint d’être ici, comme si tous ne voyaient rien.

La vulgarité afflige ma tante, elle la ramène peut-être à une autre époque, avec la pauvreté tout autour d’elle, les gueules ravagées par l’alcool, la promiscuité, à sept dans un deux-pièces porte de Clignancourt, et la guerre, les privations. La famille revient de loin, et c’est elle qui a impulsé le mouvement vers une vie meilleure, donné l’exemple. Jacqueline compte sur nous tous pour être dignes de cette échappée, hors la pauvreté. Elle compte sur moi.

Des églises, il y en a partout ici. Elles sont vieilles, certaines penchent. Quand on y entre, il faut se taire, même si Dieu n’existe pas. Et quand on sort, dehors, c’est à peine moins silencieux. La vie fait profil bas.

Je dépose mes affaires, puis ressors glisser mes pas dans ceux d’hier, jauger de la profondeur de leur empreinte. Je sais la complaisance qu’il y a à revenir ausculter le foyer de ma mélancolie. Ce que je vois de la ville ne me semble pourtant pas si déprimant. Peut-être ai-je rejeté sur elle la responsabilité d’une humeur dont elle n’a fait qu’accentuer les effets. La tristesse vient peut-être d’ailleurs, d’un legs familial dont je refuse de connaître l’origine, par peur d’une remise en cause trop brutale. Je me suis rabattu sur celle qui émane des rues de Provins pour l’en rendre coupable. Je ne me suis jusqu’alors jamais dit que la mélancolie n’était pas d’une seule pièce, qu’elle pouvait puiser à plusieurs sources et que les plus souterraines n’étaient pas les moins abondantes.

[...] écrire consiste peut-être en ça aussi : reconnaître son impuissance à le faire, et s’y atteler malgré tout. Vivre nous apprend bien que nous ne savons pas vivre, et nous le faisons quand même. Si au bout il y a un livre, tant pis si ce n’est pas celui qu’on voulait faire. Un livre est un regret, mais au moins est-il délesté de celui de ne pas l’avoir écrit.


Dominique Ané - Y revenir (Stock, 2012)

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