Se faire à moitié tuer une fois, ça doit être mieux qu’être à moitié vivant pour toujours.
Aaron Huey - Pine Ridge series, for National Geographic Magazine source |
Le pouvoir des mots
Il lui raconta ce que les mots sortant de l’obscurité suscitaient et comment le son de sa voix leur faisant la lecture faisait naître l’image de quelqu’un en train de peindre des images sur les murs à la lumière des bougies ou sur les branches des arbres à la lumière du feu. Il lui raconta comment sa voix structurait son monde à lui.
— Jurer ça permet des fois de dire les choses clairement.
— Chez nous, on dit clairement les choses claires.
Les histoires étaient pour lui une blessure. Pas à cause du miroitement des mondes qui s’échappaient de l’obscurité et de la lueur du feu, mais à cause des brèches imprévues dans lesquelles la vie peut parfois tomber, finit-il par penser.
— Presque toute ma vie, j’ai mieux gardé les mots dans ma tête que j’les ai parlés, dit son père. Ils sortaient jamais comme j’aurais voulu.
— La plupart des choses les plus importantes de ma vie ont jamais été dites. Tu t’y habitues. Ça devient difficile de dire quoi que ce soit de réel ou de dur. Au bout d’un moment, tu finis par préférer ça.
— Paroles d’homme, dit-elle. Les hommes pensent que remonter aux racines des choses c’est creuser une tranchée. C’est pas ça. C’est parler franc. Comme une histoire.
— J’ai jamais raconté d’histoires.
— Tu devrais. Quand tu partages des histoires, tu changes les choses.
— C’est toi qui l’dis, répliqua-t-il.
— Si tu me racontes une de tes histoires, tu te sentiras plus léger.
— J’sais pas si j’en ai qui vaillent d’être racontées.
Elle lui sourit et toucha sa jambe.
— Tu pourrais te débarrasser de quelque chose que tu portes peut-être depuis longtemps. Je te connaîtrais un peu plus. En te connaissant, je grandirais.
— On est rien d’autre finalement. Que nos histoires.
D’où on vient
Je suis Ojibwé. Mais à moitié, moi aussi. J’ai pas du tout idée d’où je viens.
— C’est triste, dit-elle.
— Quand t’as pas quelque chose, le chercher en vain, c’est perdre son temps, c’est ce que je pense.
— Ça fait du bien de pas avoir certaines choses.
— Ah ouais. Pourquoi ça en particulier?
— Ben, ça te fait prendre conscience que t’es vivant. Que t’as touché quelque chose. Que quelque chose t’a touché.
— Ta mère? demanda Becka. T’as jamais voulu savoir comment elle s’en sortait?
Le père regarda le garçon avec humilité. Il y avait dans ses yeux une profondeur que le garçon n’avait jamais vue, un malheur, un espace désolé dans lequel toute la lumière semblait s’infiltrer et disparaître, ce qui le mit mal à l’aise, alors il détourna les yeux. Son père prit le mug de whisky et le tint à deux mains, il le fit lentement tourner contre ses paumes, puis il le reposa au sol. Il pencha de nouveau la tête en arrière et regarda le plafond.
— Je savais pas comment m’y prendre, dit-il. J’ai jamais pigé si elle voulait me voir partir ou me sauver.
— T’es sûr qu’elle faisait un choix? demanda Becka.
— Il sent drôle, dit le garçon.
— Il s’est bien rincé à fond.
— Avec ce whisky? demanda le garçon.
— Oui, Monsieur. Y a des hommes qui y prennent goût. Moi, jamais.
— Pourquoi? Est-ce que ça fait des vilaines choses?
Le vieil homme le regarda par-dessus son épaule.
— Ça écarte les bêtes nuisibles, dit-il.
— Comment ça?
— Tu sais ce que c’est qu’une bête nuisible?
— Ouais, répondit le garçon. Une peste. Une chose qu’on veut pas chez soi.
— Alors le whisky tient à l’écart des choses que certaines personnes ne veulent pas chez elles. Comme les rêves, les souvenirs, les désirs, d’autres personnes parfois.
Le vieil homme se retourna sur le tabouret et cala le seau de lait sur le sol entre ses pieds.
— Des fois, les choses tournent mal. Quand elles arrivent dans la vie, on peut presque toujours les régler. Mais quand elles arrivent à l’intérieur d’une personne, elles sont plus difficiles à réparer. Eldon a été pas mal cassé au fond de lui, dit-il.
— Il a l’air triste.
— Assez. Être triste c’est pas une mauvaise chose sauf si ça te domine et que ça te lâche pas.
— Il dort bizarrement, dit le garçon.
— Il poursuit des bêtes nuisibles, j’imagine, dit le vieil homme.
— Ne me juge pas, dit-il.
— C’est pas ce que je fais, répondit le garçon.
— Qu’est-ce que tu fais alors?
— J’regarde, c’est tout.
— Tu regardes quoi?
Le garçon se leva et lança le bâton dans le feu.
— J’imagine que j’te le dirai quand j’aurai compris. Pour l’instant, je regarde, c’est tout.
Il se demanda comment le temps agissait sur un être. Il se demanda à quoi il ressemblerait dans quelques années et quel effet cette histoire aurait sur lui. Il espérait qu’elle aurait comblé le vide en lui, mais tout ce qu’il ressentait c’était la vacuité et la peur qu’il n’y ait rien pour combler cette béance. Ses pensées se tournèrent vers Eldon Starlight et il n’y avait là que de la pitié pour une vie jalonnée de repères qui n’ont jamais eu d’autre fonction que de marquer les frontières des souffrances et des pertes, des malheurs et des regrets, rien qui ait pu lui apporter du réconfort au cours de ses derniers jours. Il pensa à sa mère perdue et se demanda ce que ça aurait fait de la toucher, de poser l’une ou l’autre main sur son épaule et de revendiquer pour lui-même une part de son énergie; ou si, quand il était encore bébé, une assez grande partie de son esprit s’était attachée à lui en dépit de toutes les cruelles années d’absence afin de l’aider à le faire progresser sans se sentir solitaire — il l’espérait. Sa vie était constituée d’histoires de vagues fantômes. Il voulait terriblement les voir reprendre corps et vivre. L’histoire, supposait-il, n’avait pas ce pouvoir.
— Un homme se mesure pas à son passé.
Seul. Il n’avait jamais su ce qu’était la solitude. Même s’il y réfléchissait bien, il n’arrivait pas à donner une définition du mot. Il était en lui, indéfini et inutile comme l’algèbre — la terre, la lune et l’eau établissaient la seule équation qui donnait de la perspective à son monde et il le traversait à cheval revigoré et rassuré de sentir ces terres autour de lui comme le refrain d’un hymne ancien. C’était ce qu’il connaissait. C’était ce qu’il lui fallait.
Richard Wagamese - Les étoiles s'éteignent à l'aube (Zoe, 2016)
Trad. de l'anglais (États-Unis) par Christine Raguet
Trad. de l'anglais (États-Unis) par Christine Raguet
Un livre pas récent mais qui suscite l'enthousiasme. Ce matin j'ai lu un autre billet dessus, coincidence
RépondreSupprimerAh mais de tels livres n'ont pas de date de péremption. Ils traversent sans encombre le temps et les modes.
SupprimerJe viens de lire Jeu blanc, et j'ai été tout autant séduite... quel conteur !
RépondreSupprimerJ'ai découvert Wagamese avec "Jeu blanc", justement (ou plus exactement sa nouvelle traduction : "Cheval indien") et si j'ai beaucoup aimé, je suis content de l'avoir lu avant "Les étoiles s'éteignent à l'aube", car je le trouve moins bouleversant et j'aurais peut-être été un peu déçu.
SupprimerJ'ai découvert Wagamese avec ce roman et je n'en suis pas encore revenue. Une grande et belle découverte.
RépondreSupprimerOui, une belle histoire à la fois sombre dans son propos et lumineuse dans sa résolution. Il semble que seuls les deux derniers romans de l'auteur soient traduits en français. Je vais voir si je suis en mesure de lire les autres en V.O.
SupprimerVivement que ma bibliothèque le reçoive ! (Ou alors je finirai par craquer et l'acheter ? Hmmm)
RépondreSupprimerSi jamais tu craques, tu ne devrais pas trop fâcher ton banquier : le livre est sorti en poche chez 10/18 !!!
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