Une nuit sans fin
Duane Michals - A letter from my father, 1960/1975 |
Quand Fabius me regarda pour la première fois, avec ses yeux curieux qui, s’il fallait en croire le précis à l’usage des jeunes parents, ne pouvaient encore distinguer que des ombres ou peu s’en fallait, il me sembla pourtant que son regard surgissait de la profondeur du monde, qu’il était doué d’un étonnement plus ancien que celui-ci.
Lorsque nos yeux se rencontrèrent, la main de la vie me toucha avec tant de délicatesse et de chaleur que ce fut un homme changé qui se tenait au chevet d’Anna, la femme qui venait de me donner un fils et n’était elle-même encore qu’une enfant. [...]
Je ne savais pas alors ce que c’était : un homme. L’ombre écrasante de mon père me paralysait encore, jusqu’à cet instant. Ce fut mon fils, la plus belle, la plus démunie de toutes les créatures, ce visiteur d’une étoile inconnue, fruit de l’union d’un homme et d’une femme, qui fit de moi un homme.
C’était avant que le temps ne meure. Ce fut comme la chute d’une feuille, à ceci près que ni la feuille ni l’espace dans lequel elle chutait n’avaient d’existence.
Ce qui se flétrissait en moi, c’était la vie. Depuis la mort de Fabius, je n’arrivais plus à respirer profondément. Les journées étaient sans lumière, même si le soleil devait bien briller dehors quelque part. Sans doute brillait-il, mais il avait été englouti par la terre.
Ce furent des jours sans lumière. L’air n’était pas de l’air, il n’y avait pas un souffle qui pût remuer la pierre gelée en moi. La lumière était un simple voile jeté sur les choses et qui étouffait tout ce qui se mouvait encore. Un silence qui étouffait au plus profond le moindre mouvement, le plus petit pas dans le vestibule.
Dans la douleur, je n’étais plus qu’un paquet de chair. Il était pénible de n’être plus qu’un paquet de chair, je ressentais combien c’était peu. Autrefois, j’avais été un peu plus que ce peu-là. Dans quel gouffre ma vie s’était-elle abîmée ?
Le temps s’est évanoui ce matin-là. Jamais encore la maison n’avait été aussi silencieuse. J’ai ouvert les yeux et je l’ai su. Mais c’était impossible, ce ne pouvait être vrai. Après tout, il ne s’agissait que d’une grippe. D’une simple fièvre. Un jeune homme n’y succombe pas. C’est le silence qui me l’apprit, c’était un silence qui ne pouvait qu’annoncer la présence de la mort.
Le cri qui m’habitait tout entier était trop faible pour durer, il s’éteignit, ma gorge brûlante n’avait plus la force de crier encore, elle n’avait plus la force de hurler qu’on me rendît mon fils. Il est humiliant d’être si faible, de n’avoir plus la force d’être quelque part. Ce corps ne parvenait même plus à tenir debout. Il s’affaissait sur lui-même, il se recroquevillait. Ce n’est pas vrai : tels étaient les mots qui s’arrachaient de mes lèvres, ce n’est pas vrai, non, de grâce. Oui, il priait, ce corps contorsionné, il conjurait, il suppliait que ce ne fût pas vrai. Il se tordait de douleur près du lit où était étendu son fils mort, et il implorait que ce ne fût pas vrai.
La vie est pareille à un liquide. Sans espoir elle se fige et perd toute lumière.
Une grande obscurité m’enveloppait. Une sagesse très ancienne en moi savait que ma vie était passée, quoi que je puisse avancer pour battre en brèche cette conviction.
C’est étrange, les mots étaient des flèches qu’une bouche décochait, des lumières dans l’espace. Les mots étaient autant de traits, les oreilles des entonnoirs. Les mots étaient adressés à quelqu’un. Quelqu’un n’était pas là. Quelqu’un était assis par terre et tremblait de tout son être. La chaleur avait-elle jamais existé en ce monde ? Les brumes entouraient la maison, c’est ce brouillard qui avait apporté la mort. Qui l’avait laissé s’échapper ? Cette journée avait-elle réellement commencé ? N’était-elle pas plutôt une nuit sans fin ?
J’ai frappé doucement à la porte de la chambre à coucher de Fabius et je suis entré. Julia était assise sur le lit, les yeux humides. J’ai approché une chaise et je me suis installé. Nous avons gardé le silence dans cette chambre où le temps s’était arrêté. Et comme nous nous taisions tous les deux, le mort, mon fils, le garçon que la jeune fille avait aimé, était si présent que celle-ci préféra rompre le silence.
Oui, le décès de Fabius marquait aussi la fin d’une longue hésitation entre Anna et moi. Le lien que sa mort avait arraché ne nous enserrait que plus étroitement désormais, car c’est ensemble que nous regardions dans le précipice des années.
La première fois que je vis Anna juchée sur sa monture préférée, je fus stupéfait de son élégance. Elle était l’incarnation d’une beauté qui m’était jusqu’alors inconnue. Elle était la femme dont j’avais rêvé sans connaître mon propre rêve, car celui-ci n’avait pris corps en moi qu’à l’instant où mes yeux s’étaient posés sur elle.
Dans la lumière d’automne, les choses se ternissaient, leurs contours s’estompaient, elles se préparaient à un long exil intérieur qui vivrait un temps encore du souvenir de la lumière d’été.
Les gens avaient une démarche changée, elle était plus prudente, en quelque sorte moins spontanée. Comme si leurs corps en savaient plus long qu’eux-mêmes.
Wolfgang Hermann - Adieu sans fin (Verdier, 2017)
Trad. de l'allemand (Autriche) par Olivier Le Lay
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Si le post auquel vous réagissez a été publié il y a plus de 15 jours, votre commentaire n'apparaîtra pas immédiatement (les commentaires aux anciens posts sont modérés pour éviter les spams).