« Un livre peut revêtir une grande signification avant même qu'on l'ait lu... il suffit que l'on sache qu'il a compté pour d'autres dont on se sent proche »
Vue du boulevard Pommery Cité-Jardin du Chemin Vert, Reims (Carte postale des années 1920 © Collection O. Rigaud) source |
Dans les premiers temps de mon installation à Paris, quand je continuais de voir mes parents, qui habitaient toujours à Reims, [...] une gêne difficile à cerner et à décrire s'emparait de moi devant des façons de parler et des manières d'être si différentes de celles des milieux dans lesquels j'évoluais désormais, devant des préoccupations si éloignées des miennes, devant des propos où un racisme primaire et obsessionnel se donnait libre cours dans chaque conversation, sans que l'on sache très bien pourquoi ou comment tout sujet abordé, quel qu'il soit, y ramenait inéluctablement etc. Cela s'apparentait pour moi à une corvée, de plus en plus pénible à mesure que je me changeais en quelqu'un d'autre.
Si le capital social dont on dispose c'est d'abord l'ensemble des relations familiales que l'on entretient et que l'on peut mobiliser, je pourrais dire que ma trajectoire - et les ruptures qu'elle entraînait - me dotait non seulement d'une absence de capital social, mais même d'un capital négatif : il s'agissait d'annuler des liens plutôt que de les entretenir.
Le retour dans le milieu d'où l'on vient- et dont on est sorti, dans tous les sens du terme- est toujours un retour sur soi et un retour à soi, des retrouvailles avec un soi-même autant conservé que nié.
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[...] je ne puis m'empêcher de voir dans le système scolaire tel qu'il fonctionne sous nos yeux une véritable machine infernale, sinon programmée pour atteindre ce but, du moins aboutissant à ce résultat objectif : rejeter les enfants des classes populaires, perpétuer et légitimer la domination de classe, l'accès différentiel aux métiers et aux positions sociales. Une guerre se mène contre les dominés, et l'École en est donc l'un des champs de bataille. Les enseignants font de leur mieux ! Mais ils ne peuvent rien, ou si peu, contre les forces irrésistibles de l'ordre sociale, qui agissent à la fois souterrainement et au vu de tous, et qui s'imposent envers et contre tout.
L'élimination scolaire passe souvent par l'autoélimination, et par la revendication de celle-ci comme s'il s'agissait d'un choix : la scolarité longue, c'est pour les autres, ceux "qui ont les moyens" et qui se trouvent être les mêmes que ceux à qui "ça plaît". Le champ des possibles -- et même celui des possibles simplement envisageables, sans parler de celui des possibles réalisables -- est étroitement circonscrit par la position de classe. C'est comme s'il y avait une étanchéité presque totale entre les mondes sociaux. Les frontières qui séparent ces mondes définissent, à l'intérieure de chacun d'eux, des perceptions radicalement différentes de c qu'il est imaginable d'être et de devenir, de ce à quoi on peut aspirer ou non : on sait que, ailleurs, il en va autrement, mais cela se passe dans un univers inaccessible et lointain, et l'on ne se sent donc ni exclu ni même privé de quoi que ce soit lorsqu'on n'a pas accès à ce qui constitue dans ces régions sociales éloignées la règle tout aussi évidente. C'est l'ordre des choses, voilà tout. Et l'on ne voit pas comment fonctionne cet ordre, car cela nécessiterait de pouvoir se regarder soi-même de l'extérieur, d'adopter une vue en surplomb sur sa propre vie et sur celle des autres. Il faut être passé, comme ce fut mon cas, d'un côté à l'autre de la ligne de démarcation pour échapper à l'implacable logique de ce qui va de soi et apercevoir la terrible injustice de cette distribution inégalitaire des chances et des possibles. Cela n'a guère changé, d'ailleurs : l'âge de l'exclusion scolaire s'est déplacé, mais la barrière sociale entre les classes reste la même.
Je ne connaissais rien des classes préparatoires aux grandes écoles, des hypokhâgnes et des khâgnes, ni des Écoles normales supérieures au concours d'entrée desquelles elles donnent accès. [...] Ce n'est pas seulement l'accès à ces institutions qui était, et est toujours, et peut-être de plus en plus, réservé à des élèves qui ne viennent pas des classes populaires, mais la simple connaissance du fait que de telles possibilités existent.
En fait, les classes défavorisées croient accéder à ce dont elles étaient auparavant exclues, alors que, quand elles y accèdent, ces positions ont perdu la place et la valeur qu'elles avaient dans un état antérieur du système. La relégation s'opère plus lentement. L'exclusion se produit plus tardivement, mais l'écart entre les dominants et les dominés reste intact : il se reproduit en se déplaçant.
Ne pas m'exclure - ou ne pas être exclu - du système scolaire m'imposait de m'exclure de ma propre famille, de mon propre univers. Tenir les deux sphères ensemble, appartenir sans heurts à ces deux mondes n'était guère possible. Pendant plusieurs années, il me fallut passer d'un registre à l'autre, mais cet écartèlement entre les deux personnes que j'étais, entre les deux rôles que je devais jouer, entre mes deux identités sociales, de moins en moins liées l'une à l'autre, de moins en moins compatibles entre elles, produisait en moi une tension bien difficile à supporter, et, en tout cas, fort déstabilisante.
[...] ils sont tôt tracés, les destins sociaux ! Tout est joué d'avance ! Les verdicts sont rendus avant même que l'on puisse en prendre conscience.
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Le goût pour l’art s’apprend. Je l’appris. Cela fait partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu’il me fallut accomplir pour entrer dans un autre monde, une autre classe sociale – et pour mettre à distance celui, celle d’où je venais. L’intérêt pour la chose artistique ou littéraire participe toujours, consciemment ou non, d’une définition valorisante de soi par différenciation d’avec ceux qui n’y ont pas accès, d’une “distinction” au sens, constitutif de soi et du regard que l’on porte sur soi-même, par rapport aux autres – les classes “inférieures”, “sans culture”. [...] Combien de fois, au cours de ma vie ultérieure de personne "cultivée", ai-je constaté en visitant une exposition ou en assistant à un concert ou à une représentation à l'opéra à quel point les gens qui s'adonnent aux pratiques culturelles les plus "hautes" semblent tirer de ces activités une sorte de contentement de soi et un sentiment de supériorité en lisant le discret sourire ont ils ne se départent jamais, dans le maintien de leur corps, dans leur manière de parler en connaisseurs, d'afficher leur aisance...tout cela exprimant la joie sociale de correspondre à ce qu'il convient d'être, d'appartenir au monde privilégié de ceux qui peuvent se flatter de goûter les arts "raffinés".
Un livre peut revêtir une grande signification avant même qu'on l'ait lu...il suffit que l'on sache qu'il a compté pour d'autres dont on se sent proche.
Le cours de musique constituait peut-être le test le plus insidieux, mais le plus brutal de la maîtrise ou non de ce qu'on entend par "la culture", de la relation d'évidence ou d'extranéité que l'on entretient avec elle : le professeur arrivait avec des disques, nous faisait écouter interminablement des extraits d'œuvres, et si les élèves issus de la bourgeoisie mimaient alors la rêverie inspirée, ceux issus des classes populaires échangeaient en sourdine des plaisanteries idiotes ou ne pouvaient se retenir de parler à voix haute ou de pouffer de rire.
Réapprendre à parler fut tout autant nécessaire : oublier les prononciations et les tournures de phrase fautives, les idiomatismes régionaux (ne plus dire qu'une pomme est "fière", mais qu'elle est "acide"), corriger l'accent du Nord-Est et l'accent populaire en même temps, acquérir un vocabulaire plus sophistiqué, construire des séquences grammaticales plus adéquates... bref, contrôler en permanence mon langage et mon élocution. "Tu parles comme un livre", me dira-t-on souvent dans ma famille pour se moquer de ces nouvelles manières, tout en manifestant que l'on savait bien ce qu'elles signifiaient. Par la suite, et c'est encore le cas aujourd'hui, je serai au contraire très attentif, en me retrouvant au contact de ceux dont j'avais désappris le langage, à ne pas utiliser des tournures de phrase trop complexes ou inusitées dans les milieux populaires (par exemple, je ne dirai pas "je suis allé" mais "J'ai été"), et je m'efforcerai de retrouver les intonations, le vocabulaire, les expressions que, bien que les ayant relégués dans un recoin reculé de ma mémoire et ne les employant plus guère, je n'ai jamais oubliés : pas tout à fait un bilinguisme, mais un jeu avec deux niveaux de langue, deux registres sociaux, en fonction du milieu et des situations.
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Capitale fut (donc) pour moi la phrase de Sartre dans son livre sur Genet : "L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu'on a fait de nous." Elle constitua vite le principe de mon existence. Le principe d'une ascèse : d'un travail de soi sur soi.
Cette phrase prit cependant dans ma vie un double sens et valut aussi bien, mais de manière contradictoire dans le domaine sexuel que dans le domaine social : en m'appropriant et en revendiquant mon être sexuel injurié dans le premier cas ; en m'arrachant à ma condition sociale d'origine dans le second. Je pourrais dire : d'un côté en devenant ce que j'étais et, de l'autre, en rejetant ce que j'aurais dû être. Pour moi, les deux mouvements allèrent de pair.
Au fond, j'étais marqué par deux verdicts sociaux : un verdict de classe et un verdict sexuel. On n'échappe jamais aux sentences ainsi rendues. Et je porte en moi la marque de l'un et de l'autre. Mais parce qu'ils entrèrent en conflit l'un avec l'autre à un moment de ma vie, je dus me façonner moi-même en jouant de l'un contre l'autre.
L'insulte est une citation venue du passé. [...] Mais elle représente aussi pour ceux qu'elle vise, une projection dans l'avenir : le pressentiment affreux que ces mots et la violence dont ils sont porteurs les accompagneront tout au long de leur vie.
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Sartre a raison d'insister sur ce point : avant la grève, l'ouvrier français est spontanément raciste, se méfie des immigrés, mais une fois l'action déclenchée, ces mauvais sentiments s'effacent et c'est la solidarité qui prédomine (fût-ce partiellement et temporairement). C'est donc très largement l'absence de mobilisation ou de perception de soi comme appartenant à un groupe social mobilisé ou solidaire parce que potentiellement mobilisable et donc toujours mentalement mobilisé qui permet à la division raciste de supplanter la division en classes.
Si la signification d'un "nous" ainsi maintenu ou reconstitué se transforma au point de désigner les "Français" opposés aux "étrangers", plutôt que les "ouvriers" opposés aux "bourgeois", perdurant sous la forme d'une opposition entre "gens d'en bas" et "gens d'en haut" [...], intégra une dimension nationale et raciale, les gens d'en haut étant perçus comme favorisant l'immigration et ceux d'en bas comme souffrant dans leur vie quotidienne de celle-ci, accusée d'être responsable de tous les maux ?
Ces deux visions politiques antagonistes (celle qui s’incarnait dans le vote communiste et celle qui s’incarne dans le vote Front national), ces deux modalités de se constituer soi-même comme sujet de la politique, s’appuient sur des catégories différentes de perception et de division du monde social (qui peuvent d’ailleurs cohabiter chez un même individu, selon des temporalités différentes, bien sûr, mais aussi en des lieux différents, en fonction des différentes structures de la vie quotidienne dans lesquelles on se trouve inséré : selon que prédomine la solidarité pratique au sein de l’usine ou le sentiment de concurrence pour la préservation de son emploi, selon qu’on se sent appartenir à un réseau informel de parents d’élèves allant chercher les enfants à l’école ou qu’on est exaspéré par les difficultés de la vie du quartier…). Ce sont des manières opposées ou en tout cas divergentes de découper la réalité sociale et d’essayer de peser sur les orientations politiques des gouvernants, et l’une n’est pas toujours exclusive de l’autre. C’est pourquoi, si durables et si déroutantes qu’aient pu être les alliances qui se sont opérées dans la constitution d’un électorat du Front national, il n’est pas du tout impossible, et encore moins impensable, qu’une partie – une partie seulement – de ceux qui votaient pour ses candidats se mettent, dans un avenir plus ou moins proche, à voter pour l’extrême gauche. Cela ne signifie évidemment pas que l’extrême gauche serait à placer sur le même plan que l’extrême droite, comme sont prompts à le proclamer ceux qui entendent protéger leur monopole sur la définition de la politique légitime en taxant systématiquement de « populisme » tout point de vue et toute affirmation de soi échappant à cette définition, quand une telle accusation ne renvoie à rien d’autre qu’à leur incompréhension – de classe – devant ce qu’ils considèrent comme l’« irrationalité » du peuple lorsqu’il ne consent pas à se soumettre à leur « raison » et à leur « sagesse ».
Ainsi, quand je manifestais contre les succès électoraux de l’extrême droite, ou quand je soutenais les immigrés et les sans-papiers, c’est contre ma famille que je protestais ! Mais je pourrais aussi bien renverser la phrase et dire que c’est ma famille qui s’était dressée contre tout ce à quoi j’adhérais, contre tout ce que je défendais et donc contre tout ce que j’étais et représentais à leurs yeux (un intellectuel parisien coupé des réalités et ignorant des problèmes que rencontrent les gens du peuple). Cependant, ce vote de mes frères pour un parti qui m’inspire une profonde horreur, puis pour un candidat à la présidentielle appartenant à une droite plus classique qui sut capter cet électorat, semble tellement ressortir à une fatalité sociologique, obéir à des lois sociales – ce qui vaut donc aussi pour mes choix politiques –, que j’en reste perplexe. Je ne suis plus aussi certain qu’auparavant du jugement que je dois porter sur tout cela. Il est assez facile de se persuader, de façon abstraite, qu’on n’adresserait pas la parole ou qu’on ne serrerait pas la main à quelqu’un qui vote pour le Front national… Mais comment réagir quand on découvre qu’il s’agit de sa propre famille ? Que dire ? Que faire ? Et que penser ?
Je n’ignore pas, cependant, que le discours et le succès du Front national furent, à bien des égards, favorisés et même appelés par les sentiments qui animaient les classes populaires dans les années 1960 et 1970. Si l’on avait voulu déduire un programme politique des propos qui se tenaient au jour le jour dans ma famille à cette époque, alors même que l’on y votait à gauche, le résultat n’eût pas été très éloigné des futures plates-formes électorales de ce parti d’extrême droite dans les années 1980 et 1990 : volonté d’expulser les immigrés et instauration de la « préférence nationale » dans l’emploi et les prestations sociales, durcissement répressif de la politique pénale, attachement au principe de la peine de mort et application très étendue de ce principe, possibilité de sortir du système scolaire à 14 ans, etc. La captation par l’extrême droite de l’ancien électorat communiste (ou d’électeurs plus jeunes qui votèrent d’emblée pour le Front national, puisqu’il semble que les enfants d’ouvriers aient alors voté pour l’extrême droite plus facilement et plus systématiquement que leurs aînés1) fut rendue possible ou facilitée par le racisme profond qui constituait l’une des caractéristiques dominantes des milieux ouvriers et populaires blancs. Des phrases qui allaient fleurir dans les années 1980 contre les familles maghrébines, telles que « On est envahis, on n’est plus chez nous », « Y en a que pour eux, ils vivent avec les allocations familiales et il n’y a plus rien pour nous », et ainsi de suite ad nauseam , avaient été précédées, pendant au moins trois décennies, par des façons radicalement hostiles de percevoir les travailleurs venus du Maghreb, de parler d’eux et de se comporter avec eux2. Cette hostilité se manifestait déjà pendant la guerre d’Algérie (« Puisqu’ils veulent leur indépendance, ils n’ont qu’à rester chez eux ») et après l’indépendance conquise par ce pays (« Ils ont voulu leur indépendance, ils l’ont ! Alors maintenant, qu’ils retournent chez eux »), mais elle redoubla tout au long des années 1960 et 1970. Le mépris des Français à leur égard s’exprimait notamment dans le tutoiement systématique qui leur était réservé. Quand il était question d’eux, on ne les appelait jamais autrement que les « bicots », les « ratons » ou autres termes analogues. À l’époque, les « immigrés » étaient principalement des hommes seuls qui logeaient dans des foyers collectifs et des hôtels insalubres, où des marchands de sommeil gagnaient de l’argent en leur imposant des conditions de vie dégradantes. L’arrivée massive d’une nouvelle génération d’immigrés, mais aussi la constitution de familles et la naissance d’enfants changèrent la donne : toute une population d’origine étrangère s’installa dans les cités HLM construites peu de temps auparavant et qui n’avaient quasiment été habitées jusque-là que par des Français ou des immigrés venus de pays européens. Quand mes parents obtinrent, au milieu des années 1960, un appartement dans une cité HLM située aux confins de la ville, où j’allais vivre de 13 à 20 ans, l’immeuble n’était occupé que par des Blancs. C’est vers la fin des années 1970 – j’étais parti depuis longtemps déjà – que s’installèrent les familles maghrébines, qui devinrent rapidement majoritaires dans tout le quartier. Ces transformations provoquèrent une exacerbation spectaculaire des pulsions racistes qui s’exprimaient depuis toujours dans les conversations de la vie quotidienne. Mais, comme s’il s’agissait de deux niveaux de conscience qui ne se recoupaient que très rarement, cela n’interférait pas avec les choix politiques réfléchis, que ce soit le vote pour un parti – « le Parti » – qui avait milité contre la guerre en Algérie, l’adhésion à un syndicat – la CGT – qui, officiellement, dénonçait le racisme, ou encore, plus généralement, la perception de soi comme ouvrier de gauche.
En fait, quand on votait à gauche, on votait d’une certaine manière contre ce type de pulsions immédiates, et donc contre une partie de soi-même. Ces sentiments racistes étaient certes puissants et, d’ailleurs, le Parti communiste ne se priva pas de les flatter, de manière odieuse, en de nombreuses occasions. Mais ils ne se sédimentaient pas comme le foyer central de la préoccupation politique. Et même, on se sentait parfois obligé de s’en excuser lorsqu’on se trouvait dans un cercle plus large que celui de la famille restreinte. Les phrases n’étaient pas rares, alors, qui commençaient par « Je n’ai jamais été raciste… » ou qui finissaient par « Cela dit, je ne suis pas raciste » ; ou bien quelqu’un ponctuait la conversation par des remarques telles que « Chez eux, c’est comme partout, il y a aussi des gens bien… », et l’on mentionnait l’exemple de tel ou tel « gars » à l’usine qui avait, etc. Il fallut du temps pour que les expressions quotidiennes du racisme ordinaire en viennent à s’agréger à des éléments plus directement idéologiques et à se transformer en mode hégémonique de perception du monde social, sous l’effet d’un discours organisé qui s’attachait à les encourager et à leur donner un sens sur la scène publique.
Le vote pour le Front national ne fut sans doute pas, pour une bonne partie de ses électeurs, identique à celui pour le Parti communiste auparavant : il fut plus intermittent, moins fidèle, et la remise de soi aux porte-parole, la délégation de sa parole à ceux qui vont la faire exister sur la scène politique, n’eurent pas la même solidité ni la même intensité. À travers leur vote pour le Parti communiste, les individus dépassaient ce qu’ils étaient séparément, sériellement, et l’opinion collective qui en ressortait, par l’intermédiaire du Parti qui la façonnait autant qu’il l’exprimait, n’était en rien le reflet des opinions disparates de chacun des électeurs ; dans le vote pour le Front national, les individus restent ce qu’ils sont et l’opinion qu’ils produisent n’est que la somme de leurs préjugés spontanés, que le discours du parti vient capter et mettre e forme en les intégrant à un programme politique cohérent. Et même si ceux qui votent pour lui ne souscrivent pas à la totalité de ce programme, la force ainsi donnée à ce parti lui permet de laisser croire que ses électeurs adhèrent à tout son discours.
Didier Eribon - Retour à Reims ; Une théorie du sujet (Fayard, 2009)
Oh cela ravive des souvenirs perso... La moquerie cachée des petites de la bourgeoisie locale de la préfecture du lieu où j'étais au lycée, moi et mes expressions disons du terroir... Etudes réussies, d'ailleurs, mais j'ignorais l'existence de classes prépa... Donc je suis allée à la fac. Ce dont je ne me plains pas.
RépondreSupprimerCe livre m'intéresserait bien, ça confirme.
Moi non plus, je ne soupçonnais même pas l’existence de khâgne, hypokhâgne sans parler de Normale Sup... Rien ne dit que j'aurais été du niveau, mais j'aurais pu au moins tenter ma chance...
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