Mourir n’est que se souvenir de comment mourir.

Robert Rauschenberg - Postcard Self-Portrait, Black Mountain (I), 1952

Pour autant qu’Ann sache, Jenny avait elle aussi disparu de la mémoire de Wade. La vie qu’il avait menée avec elle, avec May et June, le son de la voix de ses filles et la dernière odeur de leurs vêtements, tout ça avait disparu par les nombreuses blessures de la maison, tel du sang qui s’écoule dans la nuit et qui plus jamais n’irriguerait leur histoire à tous les deux.

Ann est soulagée, oui, mais aussi choquée. Elle sait, par la banalité des gestes de Wade, par la simplicité de son sourire, par son absence de souffrance, qu’elle a désormais hérité entièrement de sa famille, que rien ne pourra les lui ramener à l’esprit.
Pour la toute première fois, elle est certaine que les filles de Wade ne vivent plus qu’en elle.

Sur le bord de la fenêtre à côté de leur lit, il garde un manche de couteau pour lequel il n’a jamais eu l’occasion de fabriquer une lame. Il est beau. Des finitions en cuivre, du bois de séquoia du Honduras, taillé et poli pour tenir dans la main de Wade. Il semble savoir que cet objet a de l’importance pour lui et il semble, comme elle, fasciné par sa perfection, mais il ne sait pas à quoi il sert. Il tient le morceau de bois lisse dans son poing, appuyant sa paume et son pouce dans les creux subtils qu’il y a jadis taillés. Dans ce bois, il y a le souvenir de sa main, l’attente de sa main. Ce bois semble le connaître, et ça perturbe Wade. Elle le trouve en train de frotter le bois contre le rebord de la fenêtre pour essayer de changer sa forme, d’effacer ce que le bois sait de sa main.

“Un jour viendra peut-être où l’être aimé ne se souviendra plus de qui vous êtes.”
 

De même qu’il n’y a pas de transition entre ce qui était un instant plus tôt et ce qui est maintenant, pour June il n’y a pas de question à se poser, pas de décision à prendre. Sans réfléchir, elle se retourne et s’enfuit en courant, terrifiée à l’idée de ce qui est désormais possible. Les brindilles sèches craquent sous ses chaussures roses délavées, et son père lui crie après, d’abord de la façon habituelle. Puis, un instant plus tard, il a dû voir à l’intérieur du pick-up le sang éclatant, il lui crie après d’une voix qui n’est pas la sienne, une voix amputée, une voix comme une canalisation bouchée, qui crie, inexplicablement, son nom. Mais elle l’entend à peine, et les bois touffus la fouettent. Des toiles invisibles s’accrochent à ses bras tandis qu’elle court.

Plus tard, quand des photos du visage de June ont été placardées dans des supermarchés et des stations-service, personne ne semblait la voir, même lorsqu’ils regardaient. Sauf Ann et Wade, pour qui les visages d’autres enfants revêtaient, l’espace d’un instant, l’aspect de celui de June. Les photos dans les magazines, les avis de recherche affichés dans les bibliothèques, les annonces. Dès qu’il y avait la moindre vague ressemblance, un nez légèrement courbé, elle apparaissait : dans une voiture croisée sur la route, dans une publicité à la télé ou dans des entrelacs de lumière brillant à travers un dessin gravé sur une coquille d’œuf.
 

Il n’y a qu’aux disparus que l’on accorde, avec une telle générosité, le sourire de leur grand-mère ou le menton de leur père. Chaque trace de quelqu’un d’autre est un article de foi, un legs familial. Ces traits sont des couches de pixels superposées sur un écran. Une mère va apparaître sur le visage de sa fille bien après que la mère et la fille se sont perdues l’une l’autre. Même une mère qui a tué : ses traits s’affirmeront quoi qu’il en soit, la ressemblance ne sera pas atténuée à cause de ce qu’elle a fait. Même dans cette espèce d’au-delà, on n’épargne pas à la fille le nez de sa mère. Les particularités de ce nez sont peut-être ce qui la sauvera, après tout, ce qui l’arrachera aux ténèbres que dévoilent ces fausses photos, ce qui l’aidera à redevenir réelle et qui permettra, contre toute attente, qu’on la reconnaisse. Qu’on la retrouve.

À son contact, les chèvres frissonnent de joie. Ann leur parle avec beaucoup de gaieté dans la voix, bien qu’elle sente toujours autant la présence de Jenny. À travers la fenêtre de la grange, elle aperçoit le bosquet de pins ponderosa dont elle vient d’émerger et, soudain, elle ressent non seulement la présence de Jenny, mais celle d’une vie qu’elle a elle-même failli mener. Une vie sans Wade.
Tandis qu’elle brise avec un bâton la couche de glace qui s’est formée sur l’abreuvoir des chèvres, elle s’efforce de comprendre ce qu’elle sait n’être qu’un fait d’une grande simplicité :
Je suis là parce que tu n’y es pas.
Les chèvres bêlent tant qu’elles peuvent. Ann leur donne du foin.
— Tu n’es pas là, chuchote-t-elle à la présence dans la grange. Tu n’es pas là.
Même si c’est rassurant, c’est aussi un aveu. Et une souffrance.
 

Ann adore Roo [le chien]. Elle adore même la tristesse lasse avec laquelle il la regarde parce qu’elle n’est pas Wade et parce qu’il sait qu’elle ressent la même chose à son sujet : Tu n’es pas Wade. Leur dévotion mutuelle n’est possible qu’à cause de leur déception mutuelle et du fait qu’ils savent tous deux que, à une époque, chacun d’eux suffisait séparément aux yeux de celui qui comptait.
 

La distance séparant la hachette et une mère qui aime son enfant de tout son cœur n’est jamais bien grande ; la mère n’a qu’à abattre son bras et c’est terminé. La haine, l’amour s’embrouillent dans cet espace à l’intérieur d’un murmure, quand les mots n’ont plus d’importance, quand le bébé est à moitié endormi et que vous pouvez l’emmener tout au bout, rien qu’avec le son de votre voix. When the bough breaks, the cradle will fall. Chantez ça aussi doucement que vous voulez, les mots serrent les dents. Rien n’empêchera l’enfant de tomber.

Cette gentillesse fait plus mal que la cruauté. Il n’y a aucun moyen de se hisser à sa hauteur. Elle n’a nulle part où mettre sa gratitude, et ainsi celle-ci remue à l’intérieur de son corps.
Sylvia s’assoit sur le tabouret, puis se met à utiliser les pédales.
Elle joue bien. Elle joue très bien. Elizabeth ne s’en serait pas doutée. Et il se trouve que ça la perturbe ; elle quitte la salle commune, au bord des larmes. Dans le couloir, elle entend la musique résonner, le son du passé de Sylvia, encore vivant dans ces doigts, et elle se sent vaincue. Elle grimpe dans son lit en hauteur, fixe le mur de béton criblé de croûtes de dentifrice. Mais elle entend encore Sylvia jouer. Comme c’est étrange de se dire qu’à une époque pas si lointaine, cette chambre était celle de Sylvia. Pendant toutes ces années-là, la musique qui résonne actuellement dans le couloir était déjà présente dans ses doigts, des doigts qui ont enlevé les cheveux coincés dans la brosse rouge, collé des photos au mur, caressé la main tendue d’Elizabeth. Si la musique peut vivre dans les doigts de Sylvia pendant seize ans sans jamais se révéler, y a-t-il des choses à l’intérieur d’Elizabeth que le temps ne peut pas atteindre, que personne ne peut lui ôter ?

Les doigts d’Ann dansent rapidement, sans elle, déconnectés, libérés. Si elle pense à une note, ses mains perdront la musique, qui n’est plus un souvenir, mais une sensation au bout de ses doigts, une présence à l’intérieur d’elle-même qui ne peut être observée sous peine de disparaître.

Le sens, c’est comme la musique : ça accroche, ça dérive. Ça part, ça revient. Les refrains, les phrases, les noms de bateaux qui passent. Ça me trotte dans la tête, ça me trotte dans la tête. La façon dont les histoires s’attachent à des mots, dont les mots s’attachent à des rythmes vulnérables, à des mélodies impressionnables. Ann s’y connaît en archéologie de musique colportée. La musique s’accroche comme la peur, comme l’amour.


Emily Ruskovich - Idaho (Gallmeister, 2018)

Commentaires