« Tout est affaire d’habitude, même la tranchée »
Jeune soldat allemand (Sturmtruppler mit einem Karabiner 98a-Gewehr), engagé sur le front Ouest dans la bataille de la Somme, 1916 source |
L’armée et ses absurdités
Cet après-midi, nous avons fait, pendant une heure, des exercices de salut militaire, parce que Tjaden a salué avec indolence un commandant. Kat ne pense qu’à cela. Il dit : « Tu verras, nous perdrons la guerre parce que nous savons trop bien saluer. »
Tout le monde reconnaît cela ; chacun sait que c’est seulement dans la tranchée que cesse le dressage militaire, mais qu’il reprend déjà à quelques kilomètres du front et de la façon la plus bête, avec des exercices de salut et la marche de parade, car c’est là une loi inéluctable : il faut que toujours le soldat soit occupé.
Avec nos yeux jeunes et bien éveillés, nous vîmes que la notion classique de la patrie, telle que nous l’avaient inculquée nos maîtres, aboutissait ici, pour le moment, à un dépouillement de la personnalité qu’on n’aurait jamais osé demander aux plus humbles domestiques.
Saluer, se tenir au « garde-à-vous », marcher au pas de parade, présenter les armes, faire demi-tour à droite ou à gauche, faire claquer les talons, recevoir des injures et être en butte à mille chicanes, certes, nous avions envisagé notre mission sous un jour différent et nous trouvions que l’on nous préparait à devenir des héros comme on dresse des chevaux de cirque.
Il est, d’ailleurs, comique que le malheur du monde vienne si souvent de gens de petite taille : ils sont beaucoup plus énergiques et insupportables que les personnes de haute stature. Je me suis toujours efforcé de ne pas faire partie de détachements commandés par des chefs de petite taille : ce sont, le plus souvent, de maudites rosses.
Une jeunesse sacrifiée
Nous devînmes durs, méfiants, impitoyables, vindicatifs, brutes, et ce fut une bonne chose, car justement ces qualités-là nous manquaient. Si l’on nous eût envoyés dans les tranchées sans cette période de formation, la plupart d’entre nous seraient sans doute devenus fous. Mais, comme ça, nous étions préparés à ce qui nous attendait.
Nous ne fûmes pas brisés ; au contraire, nous nous adaptâmes. Nos vingt ans, qui nous rendaient si difficile mainte autre chose, nous servirent pour cela. Mais le plus important ce fut qu’un ferme sentiment de solidarité pratique s’éveilla en nous, lequel, au front, donna naissance ensuite à ce que la guerre produisit de meilleur : la camaraderie.
Une partie de notre être, au premier grondement des obus, s’est brusquement vue ramenée à des milliers d’années en arrière. C’est l’instinct de la bête qui s’éveille en nous, qui nous guide et nous protège. Il n’est pas conscient, il est beaucoup plus rapide, beaucoup plus sûr et infaillible que la conscience claire ; on ne peut pas expliquer ce phénomène. Voici qu’on marche sans penser à rien et soudain on se trouve couché dans un creux de terrain et l’on voit au-dessus de soi se disperser des éclats d’obus, mais on ne peut pas se rappeler avoir entendu arriver l’obus, ni avoir songé à se jeter par terre. Si l’on avait attendu de le faire, l’on ne serait plus maintenant qu’un peu de chair çà et là répandu. C’est cet autre élément, ce flair perspicace qui nous a projetés à terre et qui nous a sauvés sans qu’on sache comment. Si ce n’était pas cela, il y a déjà longtemps que, des Flandres aux Vosges, il ne subsisterait plus un seul homme.
Quand nous partons, nous ne sommes que de vulgaires soldats, maussades ou de bonne humeur et, quand nous arrivons dans la zone où commence le front, nous sommes devenus des hommes-bêtes.
Sur nous plane le hasard. [...] C’est ce hasard qui nous rend indifférents. [...] C’est par hasard que je reste en vie, comme c’est par hasard que je puis être touché. Dans l’abri « à l’épreuve des bombes », je puis être mis en pièces, tandis que, à découvert, sous dix heures du bombardement le plus violent, je peux ne pas recevoir une blessure. Ce n’est que parmi les hasards que chaque soldat survit. Et chaque soldat a foi et confiance dans le hasard.
Nous avons eu quelques semaines de pluie : ciel gris, terre grise et en liquéfaction, mort grise. [...] Nous ne nous séchons pas. [...] Les fusils s’incrustent, les uniformes s’incrustent, tout est en liquéfaction et en désagrégation ; tout est une masse de terre ruisselante, huileuse avec des mares jaunes auxquelles des flaques de sang mettent des spirales rouges. Les morts, les blessés et les survivants s’y enfoncent lentement.
L'omniprésence de la mort
Je contemple leurs silhouettes sombres. Leurs barbes flottent au vent. Je ne sais d’eux qu’une chose : c’est qu’ils sont prisonniers, et précisément cela m’émeut. Leur existence est anonyme et sans culpabilité ; si j’en savais davantage sur leur compte, c’est-à-dire comment ils s’appellent, comment ils vivent, ce qu’ils attendent, ce qui les oppresse, mon émotion aurait un but concret et pourrait devenir de la compassion. Mais, maintenant, je n’éprouve ici, derrière eux, que la douleur de la créature, l’épouvantable mélancolie de l’existence et l’absence de pitié qui caractérise les hommes.
C’est ici [l'hôpital] qu’on voit sérieusement tous les endroits où un homme peut être blessé.
Il a une mine épouvantable, à la fois jaune et couleur de cendre ; sur sa figure se dessinent ces lignes étrangères que nous connaissons si bien pour les avoir vues déjà cent fois. À vrai dire, ce ne sont pas des lignes, ce sont plutôt des indices. En dessous de la peau, la vie ne bat plus, elle est déjà reléguée aux limites du corps ; la mort travaille l’intérieur de l’organisme et elle règne déjà dans les yeux.
Voilà ce qu’est devenu notre camarade Kemmerich qui, il y a peu de temps encore, faisait rôtir avec nous de la viande de cheval et, avec nous aussi, se recroquevillait dans l’entonnoir. C’est lui encore et pourtant ce n’est plus lui. Son image est effacée et incertaine, comme une plaque photographique avec laquelle on a fait deux prises. Même sa voix a quelque chose de la mort.
Mes pensées deviennent confuses. Cette atmosphère de phénol et de gangrène encrasse les poumons ; c’est une sorte de bouillie lourde, qui vous étouffe.
Alors il ouvre les yeux. Il m’a sans doute entendu et il me regarde avec une expression de terreur épouvantable. Le corps est immobile, mais dans les yeux se lit un désir de fuite si intense que je crois un instant qu’ils auront la force d’entraîner le corps avec eux, de faire des centaines de kilomètres rien que d’une seule secousse. Le corps est immobile, tout à fait calme et, à présent, silencieux ; le râle s’est tu, mais les yeux crient et hurlent ; en eux toute la vie s’est concentrée en un effort extraordinaire pour s’enfuir, en une horreur atroce devant la mort, devant moi.
L’arrière front
[...] en ce temps-là, même père et mère nous jetaient vite à la figure le mot de « lâche ». C’est qu’alors tous ces gens-là n’avaient aucune idée de ce qui allait se passer. À proprement parler, les plus raisonnables, c’étaient les gens simples et pauvres ; dès le début, ils considérèrent la guerre comme un malheur, tandis que la bonne bourgeoisie ne se tenait pas de joie, quoique ce fût elle, justement, qui eût plutôt pu se rendre compte des conséquences.
Katczinsky prétend que c’est la faute à l’instruction, laquelle nous rend bêtes, et ce que dit Kat, il ne le dit pas sans y avoir bien réfléchi.
« Que t’a donc écrit Kantorek ? »
L’autre rit en disant :
« Il m’a écrit que nous étions la jeunesse de fer. »
Tous les trois, nous rions aigrement. Kropp se répand en injures, il est content de pouvoir parler…
Ainsi voilà ce qu’ils pensent, voilà ce qu’ils pensent, les cent mille Kantoreks ! « Jeunesse de fer. » Jeunesse ? Aucun de nous n’a plus de vingt ans. Mais quant à être jeune ! Quant à la jeunesse ! Tout cela est fini depuis longtemps. Nous sommes de vieilles gens.
Et, même si on nous le rendait, ce paysage de notre jeunesse, nous ne saurions en faire grand-chose.
Les forces délicates et secrètes qu’il suscitait en nous ne peuvent plus renaître. Nous aurions beau être et nous mouvoir en lui, nous aurions beau nous souvenir, l’aimer et être émus à son aspect, ce serait la même chose que quand la photographie d’un camarade mort occupe nos pensées ; ce sont ses traits, c’est son visage et les jours que nous avons passés avec lui qui prennent dans notre esprit une vie trompeuse, mais ce n’est pas lui.
Comme c’est léger, ce costume ! On a l’impression d’être simplement en chemise et en caleçon. Je me regarde dans la glace. C’est là pour moi une image étrange. Un communiant, brûlé par le soleil et grandi trop vite, me regarde avec étonnement. Ma mère est contente que je me sois mis en civil. Par-là, je lui semble plus près d’elle. Mais mon père me préférerait en uniforme pour m’emmener ainsi chez ses amis ; je m’y refuse.
« Cela a-t-il été très dur, là-bas, Paul ? »
Mère, que pourrais-je te répondre ? Tu ne le comprendrais pas, non, jamais tu ne le saisirais. Il ne faut pas, non plus, que tu le comprennes jamais. Tu me demandes si c’était dur ? C’est toi que me demandes cela, toi, mère ! Je secoue la tête et dis :
« Non, mère, pas tant que ça. Nous sommes là-bas beaucoup de camarades et ce n’est pas si dur que ça.
Erich Maria Remarque - À l'ouest rien de nouveau (Livre de Poche, 1997) [1928]
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