Je suis né après le jour de ma naissance.

Anett Holmvik - Untitled (2012) source


Arpenter la bibliothèque d’un autre, c’est traverser un pays dont on connaît la langue mais dont l’étrangeté grandit à mesure qu’on y pénètre.

Plus rien ne subsistait d’elle que ces innombrables pages serrées les unes contre les autres. C’était son faire-part de décès.


Maintenant que ces livres étaient à portée de ma main, ma mère n’avait jamais été si loin de moi puisque ces livres disaient : ta mère est morte et te demeurera inconnue pour toujours. Il n’y aura plus entre elle et toi que cette grande nuit, cette vie sans fin d’inconnaissance à laquelle seule ta propre disparition mettra un terme.


Que savais-je d’autre sinon qu’elle les avait possédés ? Elle avait dû en aimer certains ; mes pleurs d’enfant n’avaient pas beaucoup perturbé son plaisir. Qu’elle ait été une lectrice ne me rapprochait pas d’elle. Les lecteurs ne forment pas une communauté soudée par quelque Souverain Bien de la lecture. Lire ne promet rien, ne protège de rien, ne garantit rien : les barbares aussi ont leurs œuvres préférées et leurs poèmes d’amour ; on connaît de grands imbéciles qui ont beaucoup lu ; on sait des bourreaux adossés à de somptueuses bibliothèques. À la réflexion, on se demande bien pourquoi on lit.

Je n’étais plus séparé de cette femme, non pas en vertu d’une mystique bizarre à laquelle mon émotion m’eût fait accéder, mais en raison de ce que sont profondément les livres, brandons passés de main en main, éclairant la nuit des solitudes. Elle ne s’était pas résolue à disparaître sur l’autre rive sans élever ces lumières vers l’enfant qu’elle avait abandonné – et qui cessait ainsi de l’être.
    Demain, après-demain, et toute ma vie, je viendrais vers elle en ouvrant un de ses livres, non pour la chercher, car elle ne s’y trouverait pas, ni pour la deviner, car elle ne s’y révélerait pas, mais pour partager les mêmes phrases, m’éveiller aux même pensées, traverser les territoires où elle m’avait précédé. Ces livres qui l’avaient nourrie me nourriraient à leur tour et par eux nous serions reliés.
    C’était sa bibliothèque. Elle ne me donnait ni son nom, ni son visage, ni d’explication, elle me donnait sa bibliothèque, sans redevenir ma mère, car d’une mère j’étais pourvu. Elle n’était que livres, elle ne serait que livres, et quand bien même je ne la connaîtrais jamais, je la reconnaîtrais, lectrice qu’elle était, en son désir courant sur ces pages comme le vent léger à la surface de l’eau, avec son insatiable œil dévoreur d’espace. Car tel est le lecteur, que ne rassasie pas la vie obtuse et contrainte à son seul port d’attache.


On voudrait que les enfants lisent, et le plus tôt serait le mieux ; on voudrait qu’ils nous ressemblent, nous qui chaussons nos lunettes car nos yeux sont abîmés, nous qui nous contentons de petits périmètres où se succèdent militairement des phrases tirées au cordeau, nous qui confondons la page avec l’horizon. Mais pourquoi notre amour de la lecture ne se tempère-t-il jamais de la crainte que nos enfants ne s’adonnent trop prématurément à ce retrait plein de silence et parfois d’effroyables pensées ? Pourquoi souhaiter à l’enfant la consolation de la lecture sinon pour accompagner déjà quelque précoce malheur ? L’enfant parfaitement heureux ne lit pas. Il parle à ses semblables, recherche la compagnie et, comme chien ou chat, la caresse de la vie primitive. Plus un enfant est proche de la bête, plus proche il est du dieu. Divin génie de l’enfance qui se rit de la page et du signe ! Avez-vous déjà vu un enfant dévaler une prairie sous le galop des fleurs ? Il fuit une bibliothèque. Laissons-lui le temps de passer de l’insouciance à l’étonnement d’être né, puis de l’étonnement au malheur ou à la terrible espérance d’être né. Nul n’entre dans une bibliothèque s’il n’a déjà été saisi d’effroi ; nul n’y demeure s’il n’a laissé au-dehors les illusions du monde ; mais nul n’en sort car elle émet plus de lumière que les ténèbres extérieures.


Savons-nous encore, lecteurs silencieux qui filons sans effort le long des phrases et en tirons le suc sans même nous en rendre compte, retrouver en nous cette voix d’enfant qui ânonnait sa langue maternelle, qui affrontait mot après mot les phrases, rassuré par le doigt bienveillant qui nous y précédait ? Vivre ou lire confinait alors à cette joie totale où la certitude de soi dans ce monde-ci promettait l’accès au royaume des lettres et de tous les mondes possibles.

Je voulus rapidement retrouver la première phrase du texte. Je me souvenais qu’elle avait ouvert en moi une promesse de livre si parfait que ma lecture en avait été faussée car je n’y recherchais que l’infinie répétition de ce commencement.

 Jean Berthier - 1144 livres (Robert Laffont, 2018)

Commentaires

  1. J'aime beaucoup arpenter les bibliothèque des autres. La manière de ranger et le contenu sont souvent toute une aventure.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Justement, à ce propos, je vais publier sous peu, une chronique trouvée dans la presse qui déplore la mode du Backward Booking...

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Si le post auquel vous réagissez a été publié il y a plus de 15 jours, votre commentaire n'apparaîtra pas immédiatement (les commentaires aux anciens posts sont modérés pour éviter les spams).