« Pas une parcelle d’air qui ne contienne l’odeur d’un individu / le souffle d’un autre »
Tom Bianchi - from the 'Fire island Pines, Polaroids 1975-1983' book (Damiani, 2014) |
les toilettes c’est de l’intimité
enfant on les a partagées seulement avec nos parents
et on les partage à nouveau quand ils deviennent vieux
et aussi avec nos amants quand par exemple un dimanche
matin alors qu’on s’étire dans la salle de bains
on se réveille au son de l’écoulement dans la cuvette
on s’approche pour enlacer le corps nu
lequel se tient dos à nous on embrasse sa nuque
et on y retrouve le goût de la nuit passée ensemble
et on y respire l’odeur de l’urine jaune pâle du matin
et on prend au creux de la main son membre
et on sent le liquide le traverser
et on sait que c’est ça l’amour la chair vulnérable
ce que nous laissons sortir et ce que nous laissons nous traverser
I. Le corps des hommes - Uriner (p.15)
les hommes pleurent à la salle de sport
déclenchent le sèche-mains pour couvrir
le bruit de leurs sanglots, leurs cœurs sont devenus trop lourds
pour leurs torses, leurs torses sont devenus trop larges
pour leurs tee-shirts, ils s’habillent comme des gamins
qui auraient oublié d’apporter leur tenue pour l’entraînement
I. Le corps des hommes - Les hommes pleurent à la salle de sport (p.17)
des mois plus tard je l’ai vu l’acteur
de ce film qu’on avait regardé immanquables
les pétales tatoués dans son cou il paraissait
me regarder comme s’il savais que je l’avais vu
nu vu son corps puis profond
de ces choses que je ne demanderais pas à un être vivant
d’accomplir j’ai voulu crier toi l’inconnu j’ai
scruté ta peau et tu es superbe
il se tenait là sur le quai de la gare
plus vulnérable que dans mon souvenir
beaucoup plus petit aussi je l’ai imaginé
portant le lourd espoir d’autres hommes
ramenant quelqu’un chez lui et le changement d’expression
quand le type se rend compte combien il est timide
lorsqu’il n’est pas dirigé combien est
banale lorsqu’elle n’est pas éclairée la rondeur
de son épaule je l’ai imaginé
interrompant un baiser reculant d’un pas marmonnant ce n’est pas ce que je voulais
ça ne va pas marcher entre nous
I. Le corps des hommes - Écran (p. 27)
et je pense que tous ce que j’ai lu chez Gunn
ou vu dans des films porno était vrai des corps d’hommes
sont alignés contre des murs et j’ai l’impression que des gouttes tombent du plafond
et c’est comme si je me trouvais dans un souterrain
pas une parcelle d’air qui ne contienne l’odeur d’un individu
le souffle d’un autre et quand je prononce
ton nom pour te ralentir ma voix se perd
comme au fond d’un puits à la lumière tamisée tant d’étages
I. Le corps des hommes - Samedi soir (p. 31)
je t’ai quitté parce que l’homme a inventé le feu puis l’a propagé
à travers la plaine je t’ai quitté à cause de la vision périphérique
parce qu’on a traversé les océans parce que aller sur la lune
n’était qu’un début
où nous n’avons pas planté de drapeaux
je t’ai quitté pour un rêve à l’Ouest
II. Quand le corps proteste (p. 73)
NOTES AU SUJET DES PERSONNAGES
tu pensais que tu savais comment les hommes
étaient supposés accomplir un deuil
tu pensais que tous les hommes se sentaient éloignés de leur père
tu pensais que tous les hommes accomplissaient leur deuil comme le font les femmes ordinaires en Grèce
habillées de noir et qui répètent le pain ne va pas se faire tout seul
tu pensais que les hommes se contentaient de continuer
quand ton père s’est écroulé devant tes yeux
personne ne t’avait expliqué comment le réparer
III. Dégradation - Comment être un homme (p. 87)
chaque fois que tu tombais amoureux
en fait tu retombais amoureux du premier garçon
les nouveaux avaient des cheveux teints ou coupés ou des kilos en plus
mais à la manière de ces saints si humbles qu’ils rendent supportable
l’adoration d’un dieu sans nom ils te rappelaient
celui des commencements quand tu prononçais leur nom
c’était pour appeler le premier
III. Dégradation - Révélations (p. 99)
un jour viendra où
réveillé par le xylophone
dessiné par les rais du soleil à travers les persiennes
tu prendras conscience
que la plage n’était pas cet endroit
où les chevaux font jaillir le sable
sous leurs sabots
que plus aucun drap
ne porte son odeur
qu’il ne reviendra pas
qu’il n’a pas plu
mais les oiseaux prétendent le contraire
et peuvent ainsi chanter
III. Dégradation - Enfin (p. 103)
Andrew McMillan - Le corps des hommes (Grasset, 2018)
Traduction de l'anglais (Royaume-Uni) : Philippe Besson
Traduction de l'anglais (Royaume-Uni) : Philippe Besson
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