Mrs. Bridge / Mr. Bridge, Evan S. Connell


Bien avant le déferlement Desperate Housewives, Evan S. Connell s’était intéressé à l’une d’entre elles.

Mariée jeune à un avocat plein d’avenir, Mrs. Bridge n’a de cesse de satisfaire son époux, de se montrer une bonne femme d’intérieur et de veiller à l’éducation de ses trois enfants. Elle met un point d’honneur à leur inculquer bonnes manières et règles de savoir vivre en société qui lui ont été transmises par sa propre mère. Mais avec cet unique objectif en tête, elle néglige de se montrer affectueuse, ne tient pas compte de leurs personnalités et n'entend pas leurs aspirations.
Comment pourrait-il en être autrement puisque Mrs. Bridge, en vivant dans l’ombre de son mari, étouffe ses propres désirs pour correspondre à ce qu’il attend d’elle et à l’image qu’il se fait de l’épouse parfaite. Mr. Bridge, si peu démonstratif de ses sentiments envers elle et ses enfants, est son unique point de repère, celui derrière lequel elle se retranche au moindre imprévu, auquel elle se réfère dès qu’un différend surgit, auquel elle demande conseil pour tout et rien, de peur de mal faire, incapable de se faire confiance et d’exprimer son propre avis sur des sujets « sérieux ».
Droite dans ses bottes quant à ses principes, elle est contrariée et ne sait comment réagir dès qu’une opinion émise ou un événement sort de ce cadre qu’elle s’est fixé. Éduquée pour laisser aux hommes le soin de veiller à la bonne marche du monde, elle en est réduite, par sa condition de femme au foyer, aux préoccupations superficielles et frivoles. Car chez les Bridge, homme et femme ont chacun un rôle distinct à tenir au sein du foyer : à l’homme de faire vivre la famille et de prendre les décisions ; à la femme d’éduquer les enfants et de se montrer parfaite maîtresse de maison... tandis que la bonne se charge de toutes les tâches domestiques.

Le temps passe, les années...  À part quelques banalités échangées avec l’une de ses voisines ou ses amies du country club, des sorties shopping, des réceptions plus ou moins contraintes, Mrs. Bridge est totalement désœuvrée et s’ennuie. Mais jamais, elle ne s’avouera qu’elle n'est pas heureuse. D'ailleurs, comment pourrait-elle être malheureuse : son mari la gâte et lui offre des cadeaux somptueux, ils ont une grande et belle maison, deux voitures... Pour autant, mari et femme, parents et enfants, vivent tous les uns à côté des autres sans jamais rien partager.
Quand les enfants ont tous les trois quitté le foyer, Mrs. Bridge se retrouve seule face à elle-même, se demandant ce qu’elle a fait de sa vie jusque-là, quelles sont ses véritables envies et quoi en faire désormais ? Quelque part, au fond d’elle, elle pressent de façon fugace que la vie ne se réduit pas à cette routine bien huilée, morne et ennuyeuse dans laquelle elle est engluée. Seulement, on ne lui a pas donné les clés pour atteindre autre chose (peut-être même n’est-elle pas suffisamment intelligente). Convaincue de faire de son mieux pour réussir sa vie, elle ne fait que passer à côté.
Victime de son milieu et de son éducation, Mrs. Bridge est le pur produit du conformisme et des conventions qui régissaient la classe moyenne blanche américaine de province (Kansas City, Missouri) des années 1930/40 et dont on ne peut déroger sous peine d’être la cible du qu’en-dira-t-on et de se voir exclu de la vie en société locale. Un monde renfermé sur lui-même, soucieux avant tout des apparences.

En 117 courts chapitres, Evan S. Connell évoque différentes situations, le plus souvent d’une banalité crasse, qui jalonnent l’existence de la famille Bridge. S’il ne s’y passe rien de vraiment notable, ce n’est pour autant que le roman est d’un ennui semblable au quotidien de Mrs. Bridge (dont la seule originalité dans la vie aura été de se prénommer India !). L’originalité du récit tient du fait que tout est appréhendé selon le seul point de vue de Mrs. Bridge, et qu'il est donc forcément fragmentaire. Au lecteur de remplir les vides.
Bien qu’il semble se contenter de relater les faits et gestes de son personnage sans jamais les commenter, Evan S. Connell n’est jamais totalement neutre, et peut même se montrer parfois cruel. Il donne à lire un portrait de femme ironique et désabusé, lucide et mélancolique.
Je me suis régalé de cette vie vidée de tout sens par simple étroitesse d’esprit. À mesure de ma lecture, Mrs. Bridge m’a amusé, agacé, dépité, fait pitié... puis finalement touché, innocente victime du carcan de son éducation, de son milieu social, du sens du devoir dont elle se sent investie et des obligations qu’elle s’impose par bienséance.

Du côté de chez Mrs. Bridge

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« Les tourments feutrés de Mrs. Bridge sont décrits avec une forme d'ironie délicate qui serre parfois la gorge »  Kathel

« Avec une écriture où l'observation est très fine, Evan S. Connell nous dresse un portrait très réussi de cette femme dans son contexte. Ce roman possède un charme suranné mais il sait également nous toucher et j'ai éprouvé de l'empathie pour Mrs.Bridge. »  Clara




Emporté par mon enthousiasme, j’ai enchaîné illico avec Mr. Bridge, pendant masculin que Connel a publié dix ans plus tard, en 1969 (en avait-il déjà l’intention quand il a publié Mrs. Bridge, dix ans plus tôt ?).
L’intérêt de ce deuxième opus, composé de 141 courts chapitres, tient dans le fait qu’on apprend à connaître cet homme qui est tout juste une présence dans le premier volet. Si on a pu percevoir son autorité au sein du foyer, on découvre ici un homme d’une rigidité extrême, pouvant se montrer glacial et afficher une violence retenue à l’occasion.

Répondant parfaitement aux stéréotypes des genres en pratique au sein du couple à cette époque (et jusqu’il n’y pas si longtemps que ça encore), Mr. Bridge est celui qui fait vivre sa famille et veille à ce qu’elle ne manque de rien, travaillant jusque tard le soir pour cela. Fier de sa réussite et de son ascension sociale, toujours un œil sur les cours de la bourse, il ne perd pas une occasion de vanter la pertinence de ses placements, se plaisant à rappeler à chacun que c’est lui qui assure le train de vie de la famille.
En tant que chef de famille, c’est Mr. Bridge qui prend les décisions... qu’il n’est pas question de remettre en cause puisqu’il est celui qui sait le mieux et que par conséquent il a toujours raison. Si sa femme lui témoigne une obéissance aveugle, c’est de plus en plus délicat avec ses enfants à mesure qu’ils grandissent. Son avis sur les grandes questions du moment (prohibition, risque d’une nouvelle guerre mondiale, tensions raciales, communisme...) fait office de vérité indiscutable. Bien qu’il s’en défende, Mr. Bridge, de par ses préjugés, se montre raciste et antisémite.

Si j’avais fini par poser un regard bienveillant sur la pauvre Mrs. Bridge, je n’ai jamais réussi à amnistier Mr. Bridge pour son comportement, col blanc engoncé dans ses certitudes et ses a priori (politiques, de races, de sexe, de classe sociale), homme borné ne souffrant aucune contestation, incapable d'ôter ses œillères, encore moins de se remettre en question ne serait-ce qu'un moment.

Du côté de chez Mr. Bridge

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« Mr Bridge est Mr Bridge parce qu'il est né en Amérique, dans un milieu qui a dans une certaine mesure conditionné une vision du monde que son refus de réelle confrontation avec des êtres différents n'a pas permis de nuancer, ou de démentir. »  Ingannmic

« Il n'y a pas de jugement, seulement le constat et presque l'étude de toute une génération.  D'autre part, l'écriture est ciselée, précise et poétique. Le fait que ces deux livres soient complémentaires démontre un rôle déterminant et séparé de l'homme et de la femme à cette époque. »  Lea

Evan S. Connell - Mrs. Bridge (Counterpoint, 2010) [1959]
Evan S. Connell - Mr. Bridge (Counterpoint, 2005) [1969]

Commentaires

  1. Je n'a lu que Mrs Bridge (merci d'avoir exhumé ce vieux billet !) et si j'avais aimé, je n'ai pas éprouvé l'envie d'en lire le pendant.

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    1. Mrs. Bridge peut se lire et s'apprécier sans avoir besoin de lire Mr. Bridge. En revanche, je ne suis pas certain que l'inverse soit vrai.

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  2. il faut que je lise les deux ! cet hiver, quand la folie sera passée (rl et festival america) ton billet me confirme qu'ils vont me plaire

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    1. Tu crois vraiment qu'avec les acquisition que tu auras faites à la rentrée littéraire et au Festival America, tu auras du temps à consacrer aux Bridge cet hiver ? Je te trouve bien optimiste ;-)

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