Quand je ne suis pas ici à mourir, je suis avec eux, à vivre

Vũ Thanh Nguyễn - Free, 2011  source

La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laissera ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s’invite quand elle a faim, pas lorsque c’est vous l’affamé. Elle obéit à un calendrier qui n’appartient qu’à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s’emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire.

C’était à cette période de son existence, il s’en souvenait, qu’il avait ressenti pour la première fois une nervosité chronique, pas forte, mais une agitation associée à une anxiété plus ou moins permanente, et qui ne l’avait plus quitté depuis. Tout se passait comme si le menaçait un événement calamiteux qu’il était incapable d’identifier, et par conséquent incapable d’empêcher ou d’éviter. L’épuisement que cela produisait en lui était tel qu’aucun repos, aucun sommeil ne l’en soulageait jamais. Comme cela faisait très longtemps qu’il ne s’était plus senti autrement, être anxieux lui paraissait normal et, en un sens, pour lui, c’était normal. Il souffrait même peut-être de cette anxiété depuis la plus petite enfance. Il ne pouvait en avoir la certitude.

Dès l’instant où il avait entendu Danny Ehrlich annoncer à sa mère qu’il lui avait donné le Guerrier Shogun, Lamont en avait été malade. Et il en avait été encore plus malade quand il avait escamoté la figurine dans son sac. À la douleur de la perte imminente du Guerrier Shogun, qui demeurait encore possible, à la perspective de la colère de sa grand-mère pour avoir ainsi donné le cadeau de Michelle, et à son incrédulité qu’un geste aussi foncièrement innocent se soit transformé en un tel cauchemar, s’ajoutait maintenant l’effroyable culpabilité d’avoir récupéré ce jouet en le volant, sans compter autre chose d’encore plus puissant, de plus immédiat, quelque chose qui hurlait en lui, [...] un cri si puissant qu’il s’était senti les paumes moites de gouttelettes de sueur. C’était de la terreur. Lamont avait peur de se faire prendre avec le Guerrier Shogun dans son sac, alors que cet Action Man était le sien.

En l’espace de quelques semaines, il avait eu la sensation de respirer plus au large, et que pour la première fois son cœur réussissait à battre plus lentement, sous l’empire d’un calme véritable, à l’opposé de cet autre calme qu’il portait comme une armure, comme une protection. Ce calme inédit, du genre de celui que peut susciter l’impression de se réaliser soi-même, ne diminuait en rien son état d’excitation. Jamais au cours de son existence il n’avait eu autant de plaisir à se lever le matin. Au bout d’un temps, cette excitation s’était apaisée, mais l’impression de calme, elle, avait persisté des années.

Le récit chronologique pourrait bien représenter l’épine dorsale de ce corpus de connaissances que nous appelons l’histoire, mais la perspicacité, la psychologie, la vigueur de l’imagination nous aideront à saisir non seulement le « quoi » de l’histoire, mais aussi le « pourquoi », et c’est là une source de satisfaction des plus intenses.

Pourquoi l’histoire ne peut-elle nous renseigner sur ce qui va se produire dans l’avenir ? Parce qu’elle traite des individus, or les individus sont imprévisibles, autant que le sont la plupart des animaux, si ce n’est plus. On ne peut même pas se fier à eux pour qu’ils agissent comme ils l’ont déjà fait en des circonstances similaires ou pour qu’ils fassent ce qui relève à l’évidence de leur propre intérêt. Les êtres sont imprévisibles, à titre individuel et au plan collectif, les gens ordinaires tout comme les dirigeants investis d’un pouvoir.

Nous sommes désormais plus de six milliards. Chacun d’entre nous possède 100 milliards de neurones, chaque neurone possède mille synapses ou davantage, et c’est tout cela qui constitue notre conscience individuelle, nos émotions et nos pensées, et les actions déterminées par ces dernières. Ne laissez jamais personne critiquer l’incapacité de l’histoire à prédire l’avenir, alors que les sciences naturelles ont déjà du mal à prévoir correctement le temps qu’il fera demain.

Internet. Quel outil ! Tous ces progrès technologiques permettent aux gens de s’installer aux premières loges pour assister à la régression du monde.

Il inspecta les bobines. Tout autour de lui, c’était le silence. Ce cageot renfermait des êtres qui attendaient de pouvoir en sortir, des êtres qui avaient vécu des événements inimaginables, les vestiges de communautés entières, que l’on avait réduites au silence par l’anéantissement. Ce cageot renfermait des voix.

Les immigrants flairent le péril là où les autres ne flairent que le parfum de la rose. Surtout ceux qui viennent du Moyen-Orient. Tout le monde ici vous considère comme un terroriste ou alors ce sont des gens de gauche qui fétichisent l’« orientalisme » [...] Vous êtes anglais, désolée, australien, je reconnais l’accent. Donc, pour vous, il se peut que ce soit différent. Vous êtes un autre type d’immigrant, moins étranger. Mes parents se sentent toujours très étrangers ici.

Elly lui montra le trou dans le trottoir devant l’entrée qui formait un tunnel par où des enfants entraient et sortaient en rampant, comme s’il était normal de vivre ainsi partiellement sous terre. Elle lui montra les dalles brisées et les enfants aux regards fous qui couraient partout en jouant à des jeux improvisés qui devenaient soudain violents pendant que là-haut, au troisième étage, un petit garçon, l’air de rien, leur urinait dessus à travers les barreaux de la rambarde en fonte. Pour les profanes, l’odeur qui régnait là était une véritable agression, surtout par temps chaud. Une bande d’enfants pourchassait un chien qui tenait des détritus dans sa gueule. Autour des Mecca Flats, il n’y avait pas de miradors avec des gardes armés, la malnutrition dont souffraient les enfants qui se ruaient dans le hall d’entrée en se criant dessus restait limitée, et on n’envoyait personne se faire exterminer, mais c’était pourtant un ghetto, sans équivoque possible. C’était le ghetto auquel on aboutissait dans un pays qui prétendait être en paix avec lui-même. Où cantonniez-vous vos esclaves, quand vous n’étiez plus autorisé à garder des esclaves chez vous ? Henry Border savait reconnaître un ghetto quand il en voyait un.

La faim était omniprésente. On pouvait à la rigueur temporairement garantir une pièce contre le climat ou même une pièce humide de moisissures dans un immeuble déjà délabré, insalubre, à moitié en ruine où les bombardements qui accompagnèrent l’invasion allemande de la Pologne envenimaient encore les choses, mais la faim aiguë, cuisante, fourbe, implacable vous suivait à l’intérieur. Si vous aviez une couverture, elle vous débusquait dessous. Si vous alliez vous coucher, elle vous accompagnait. Et, à votre réveil, elle était là, dès la première minute, avant même que vous n’ayez compris où vous étiez. Avant même de savoir qui vous étiez, tout ce que vous saviez, c’était que vous aviez faim. Si vous n’arriviez pas à dormir, la faim était là quand même, elle vous dévorait, elle rongeait le peu qui subsistait en vous, elle grignotait le noyau de votre être, vos espoirs et vos cellules. Vous pouviez toujours essayer de ne pas penser à la douleur, vous n’y arriviez pas. C’est elle, la faim qui ricane. C’est elle, la faim, qui gagne, à chaque fois. C’était grâce à elle que vous saviez que vous n’étiez pas mort. En ayant faim.

En entamant votre première équipe, vous avez envie de mourir. Vous n’imaginez pas que vous allez supporter ça ne serait-ce qu’une heure. Et vous portez partout cette lourdeur en vous, un poids, là, dans votre poitrine, comme si votre poitrine allait se fendre en deux, comme si votre cœur allait éclater. Mais pendant tout ce temps vous vous répétez qu’il faut que quelqu’un survive, rien que pour raconter ce qui s’est passé. Quelqu’un doit survivre pour révéler cette histoire. Je serai peut-être celui qui révélera tout, pour que le monde sache. Sans quoi, comment saura-t-on ce que ces gens ont fait ici ?

D’apprendre qu’il y avait des prisonniers, et aussi des prisonniers juifs, qui projetaient de saboter la machinerie de la tuerie et de l’extermination, de riposter, de tenter de s’enfuir, c’était connaître une émotion comparable à une révélation religieuse. Quelqu’un survivrait peut-être à tout cela.

Les hommes qui se sont échappés du camp et qui ont couru à Rajsko, ils sont tous morts, ils ont tous été tués, et c’étaient eux, les héros. Le lâche qui a couru dans le bâtiment incendié et qui s’est caché, il a survécu jusqu’à ce jour.

 Elliott Perlman - La mémoire est une chienne indocile (Robert Laffont, 2013)

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