" J'avais dix ans à peine, mais je comprenais déjà, peut-être, qu'une langue est aussi un scaphandre"

Kari Wehrs - Alex, Lake Megunticook, 2014 (Tintype Portraits)   source


Je ne sais à quel moment l'anglais remplaça l'espagnol. Je ne sais pas s'il l'a vraiment remplacé, ou si j'ai adopté l'anglais comme une sorte d'habit qui me permettrait d'entrer dans mon nouveau monde et de m'y mouvoir librement. J'avais dix ans à peine, mais je comprenais déjà, peut-être, qu'une langue est aussi un scaphandre. (pp. 27-28)

Enfants, nous suivions don Isidoro jusqu’à une plage secrète du lac. […] Don Isidoro nous faisait croire que c’était une plage secrète. Il nous disait qu’il ne faudrait jamais en parler. Alors, une fois que nous étions assis dans la vase, don Isidoro enlevait sa chemise, entrait en marchant lentement dans l’eau et disparaissait tout entier. Nous restions sur la rive à l’attendre, assis, bien sages, dans la vase, craignant toujours que don Isidoro ne réapparaisse pas (mon frère, chaque fois, pleurait). Mais don Isidoro réapparaissait toujours. Il surgissait de l’eau tout brun et resplendissant, les mains toujours chargées d’un mystérieux objet de terre cuite. Nous étions trop jeunes pour comprendre que don Isidoro récupérait au fond du lac des pièces archéologiques mayas, des jarres et des cruches précolombiennes, fabriquées peut-être par ses propres aïeux, qu’il vendait à l’un de mes oncles pour deux ou trois dollars. (pp. 42-43)

La désinvolture de l'homme face à l'horreur m'a toujours davantage épouvanté que l'horreur elle-même. (p. 54)

Je restai assis dans la voiture pendant quelques minutes, à observer comment les gouttes de pluie disparaissaient dès l'instant où elles tombaient sur quelque chose - le mur jaune de l'église ou le sol de la place ou le pare-brise de la voiture -, et je compris alors que toutes ces gouttes de pluie ne disparaissaient pas, en vérité elles explosaient. Je restai immobile, concentré sur la vitre, à écouter toutes ces explosions blanches. Une succession sans fin d'explosions blanches dans l'après-midi de Tacatón. Mais des explosions pas comme des bombes, ni comme des coups de feu, ni non plus des feux d'artifice, non, plutôt la série sans fin de coups de cymbales, grandes et petites, d'une immense symphonie blanche. (p. 104)


Eduardo Halfon - Deuils (Quai Voltaire, 2018)
Duelo. Traduit de l’espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg

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