There there, Tommy Orange



Avant de propulser son lecteur dans son premier roman, Tommy Orange  prend le temps d’un prologue, dans lequel il dénonce l’image d’Épinal du bon indien, entretenue depuis des décennies par l’Amérique. Ce peau-rouge stoïque dont le profil a orné les pièces de 5 cents et a été présent sur la mire de la TV américaine jusqu’aux années 1970.
Ces fiers guerriers dont Hollywood n’hésitait pas à dénaturer la représentation en confiant les rôles à des acteurs blancs grimés, des figurants qui servaient avant tout de faire-valoir au valeureux héros blancs.
Il rappelle comment ces populations indigènes ont été décimées et spoliées par les colons, parquées dans des réserves puis incitées par l’Indian Relocation Act à s’installer dans les villes, à la fin des années 1950, donnant ainsi naissance à des générations d’Urban Indians, « indiens des villes », qui représentent aujourd’hui 70 % des Native Americans. Une hérésie pour ces peuples dont la spiritualité est fondamentalement liée à leur environnement naturel !

Une fois faites ces mises au point, le roman peut commencer. Vont alors se succéder les voix de 12 personnages dont le point commun, en plus de leurs origines indiennes, est de prendre part d’une façon ou d’une autre au grand powwow d’Oakland.
Loin de l’image caricaturale de l’indien, chacun de ces douze personnages compose comme il peut avec ses origines et sa culture. Qu’est-ce qu’être indien ? Qu’est-ce que ça signifie, qu’est-ce que cela suppose ?
Certains cherchent à se reconnecter à leurs racines et à leur identité. L’un deux, jeune ado, découvre son héritage culturel grâce aux vidéos qu’il trouve sur YouTube. Un autre compile des témoignages pour composer une histoire orale de sa communauté. Un autre encore, de sang mêlé, ni blanc, ni indien, ne se sent pas “Native enough”. Un autre encore se considère tout simplement comme un habitant d’Oakland.
Il y a aussi cette jeune femme qui s’évertue à fuir une relation toxique, deux ados malavisés qui planifient un mauvais coup... D’autres, plus nombreux, ont cherché dans l’alcool une échappatoire à leur condition, avec des conséquences diverses mais chaque fois malheureuses (alcoolisme chronique, syndrome d'alcoolisation fœtale, accident routier...).
Évidemment, les motivations qui vont conduire ces douze personnages au powwow vont se faire de plus en plus claires à mesure que leurs voix se font entendre, tout comme vont se préciser les liens qui les unissent les uns aux autres.


Dans ce magnifique roman choral, Tommy Orange, lui-même originaire d’Oakland et de double culture Cheyenne/Arapaho, donne la parole à des personnalités riches et complexes, des âmes coincées entre deux mondes, deux cultures, dont les différentes perspectives révèlent les paradoxes et contradictions de chacun.
À l'image d'un powwow, There there est un roman intense empli de vitalité, à la fois rageur et poétique, drôle et poignant, sur un peuple qui se débat contre la violence, les addictions, la maltraitance, le suicide qui le rongent de l’intérieur, un peuple qui veut retrouver sa mémoire et son identité, en renouant avec son histoire et sa culture.
À noter que le roman tire son titre énigmatique de l’Autobiographie de tout le monde, de Gertrude Stein, dans lequel, de retour à Oakland, elle découvre que l’endroit où elle a grandi a tellement changé qu’« il n’y avait plus de là là-bas » (“the there of her childhood, the there there, was gone, there was no there there anymore.”).

Gardez l’œil ouvert, la traduction française est prévue chez Terres d'Amérique.

There there - Extraits

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« Inutile de vous dire que ce roman m'a vraiment touchée. Bien sûr, il a des défauts, c'est un premier roman. Et la tragédie que l'on pressent dès le début n'était pas forcément utile. Même si elle permet à Tommy Orange d'évoquer par exemple un thème qui fait l'actualité ces jours-ci aux États-Unis : le contrôle des armes et les pistolets imprimés en 3D. »   Jackie Brown

« L’auteur a le don de faire monter la tension tout en réglant ses comptes avec la société américaine et l’extinction programmée et déterminée de tout un peuple. Un peuple qui n’en est pas un en soi mais réduit à un seule identité depuis l’adage « un indien mort est un bon indien ». Plus de trois cent tribus, pourchassées, affamées, déplacées, oubliées.  Des générations d’adultes détruits par l’alcool et la drogue et leurs propres enfants aujourd’hui qui ignorent tout de leur histoire. »  The Flying Electra
 
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"Being Indian has never been about returning to the land.
The land is everywhere or nowhere."

Jeffery Brown s'entretient avec Tommy Orange à Oakland, pour PBS News Hour (27.07.2018)

Cliquer ici pour lire la vidéo

Tommy Orange - There there (Knopf, 2018)

Commentaires

  1. Ta chronique me rappelle le documentaire The Ride vu au ciné, avec les témoignages, même si ce film montrait une volonté de préserver la culture. Justement, on voyait bien comme les personnes, jeunes et moins jeunes, étaient entre les deux cultures et que le positionnement n'était pas du tout évident.

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    1. Beaucoup de jeunes sont en "errance" culturelle, ne se retrouvant ni entièrement dans une culture, ni dans une autre ; pas assez "ceci" pour être accepté dans leur culture d'origine, trop "cela" pour être intégré par les blancs américains... Et comme le signale Electra dans son billet, pour beaucoup d’Américains, les American natives sont transparents ou confondus avec des latinos.

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  2. Je l'ai lu en août et j'avais beaucoup aimé - il fait partie de cette nouvelle génération d'auteurs indiens que je suis (comme Therese Mailhot) - le livre va arriver en France, Albin Michel a les droits ;-)

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    1. Je vois que nous avons les mêmes sources pour la sortie française ;-)
      Je ne connaissais pas Terese Mailhot et je suis allé me renseigner sur son livre qui est, si je ne m'abuse, un témoignage/biographie. Ça pourrait bien m'intéresser. Merci du tuyau ! SI c'est un sujet qui t'intéresse, sans doute connais-tu aussi Tracey Linbergh qui a connu un joli succès avec son roman.
      (J'ai rajouté une citation tirée de ton billet qui avait échappé à mes recherches)

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  3. Ah dommage je l'ai guetté au festival america mais il n'y était pas;
    Pour la traduction, je verrai avec la bibli

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    1. En cherchant à savoir si Tommy Orange était programmé ou pas, j'ai découvert qu'il existait depuis cette année un Festival America à Londres, où il était bien invité, cette fois. Si je ne m'abuse, et si j'en crois la typo du logo de l'événement, il me semble que c'est une extension de celui de Vincennes, non ?

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  4. Déjà repéré, mais j'attends la traduction, mon niveau d'anglais me semble ne pas suffisant pour bien tout capter !

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    1. A priori, tu ne devrais plus avoir à patienter trop longtemps pour pouvoir le lire confortablement en français...

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  5. Il y a intérêt à ce que le livre paraisse bientôt en français parce que c'est inhumain de donner autant envie de lire un roman alors que je ne comprends pas grand-chose à l'anglais.

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    1. A mon avis, tu n'as plus que quelques mois à patienter ;-)

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  6. Il me reste à attendre la parution française .. J'ai suivi deux débats sur cette nouvelle génération au festival America, c'était passionnant. (le festival de Londres est bien une extension de celui de Vincennes).

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    1. J'ignorais que le festival avait essaimé à l'étranger...
      Je veux bien croire que les débats étaient intéressants : il s'agit ici des Etats-Unis, mais je ne pense pas que leur situation soit très différente au Canada, bien qu'il me semble que la population commence à prendre la mesure des exactions qui les on touchés.

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  7. Je lis ta réponse et le commentaire d'Aifelle : allons bon, va falloir programmer u n voyage à Londres? ^_^

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    1. Ça fait une (bonne) raison de plus pour traverser la Manche, c'est pas super ?

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  8. Je garde l'oeil, que dis-je: les deux yeux ouverts. J'attends cette traduction avec une grande impatience... Electra m'avait déjà tentée. Et là, tu en rajoutes une couche!

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    1. C'est vraiment un excellent roman (mais je n'ai pas lu Tracey Linbergh alors j'espère que tu l'aimeras autant que moi).

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    2. Lecture terminée. OUI, j'ai aimé autant que toi, sinon plus. Je vais en avoir pour un bout à le digérer. Tant de maîtrise et de justesse pour un premier roman. J'en suis fort impressionnée...

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    3. Ah, j'en suis heureux pour toi ! J'aurais tellement de choses à lui demander à propos de certains thèmes abordés... Dommage qu'il se fasse si discret...

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  9. Tout à fait le genre de thèmes qui me parlent ! Je vois que le billet de Jackie Brown m'avait totalement échappé (mais je devais être en vacances) sinon il était déjà dans ma PAL, c'est sûr ! Bon, peut-être pas déjà lu et commenté vu mon rythme actuel.^^ Merci pour cette découverte !

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    1. Un excellent premier roman au thème vraiment intéressant. Si jamais tu lis plus vite en français qu'en anglais, patiente un peu, il va être traduit cette année ;-)

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  10. Tu as raison, c'est un très bon roman !

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    1. Et un premier, en plus ! J'attends le prochain avec impatience.

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