Le plancher de Joachim, Jacques-Olivier Boudon


« Heureux mortel. Quand tu me liras, je ne serai plus. »

En 2000, alors que les ouvriers entreprennent la réfection de planchers au château de Picomtal, dans les Hautes-Alpes, ils découvrent des inscriptions au dos de certaines lattes qui font surgir une voix d'outre-tombe.

Cent vingt ans plus tôt déjà, les propriétaires d'alors avaient demandé au menuisier du village de rénover le plancher en leur absence. L’été 1880 et 1881, seul au château, Joachim Martin occupe sa pause déjeuner en écrivant au dos des lattes qu’il remplace la chronique de son village des Crots et de ses habitants. 
« Ses écrits forment un témoignage exceptionnel, et ce à plus d’un titre. Leur auteur livre ses pensées, ses réflexions, sans tabou, car il sait qu’il ne sera pas lu, du moins de son vivant. Menuisier, il choisit comme support pour l’écriture de son journal l’envers des planches qu’il est en train de poser dans les diverses pièces du château de Picomtal. Parfois, il écrit même sur les morceaux de bois qui lui servent de cale. Il sait que le plancher ne sera pas refait avant 60 ou 80 ans – en fait, il faudra attendre 120 ans pour que les planches soient découvertes. Il se confie donc, avec la volonté de laisser une trace de son existence. Ses propos sont parfois obscurs mais il laisse suffisamment d’indices pour permettre, avec un peu de perspicacité, de saisir ce qu’il a voulu nous dire. »

Ainsi, en 3943 mots, soit 72 textes, de quelques mots à quelques lignes, Joachim mentionne sa famille, les propriétaires pour lesquels il travaille au château, les soirées avec ses amis ou à jouer du violon chez lui ou aux bals de villages. Plus largement, il évoque le quotidien de la communauté rurale à laquelle il appartient : les amitiés et inimitiés, les liaisons adultérines, les avortements et infanticides restés secrets, mais aussi les changements profonds qu’imprime la toute jeune République sur les notables, les élus et surtout sur le clergé. 
« Certes, les circonstances dans lesquelles il écrit ne lui laissent guère le temps d’approfondir sa pensée. Il doit aller à l’essentiel, mais il le fait généralement de façon percutante. Il pèse ses mots parce qu’il connaît le poids de l’écriture. »

Dès que j’ai eu vent de ce livre, j’ai eu envie d’en savoir plus sur cette découverte qui me rappelait à la fois le testament de Jeannot le fou et le projet Madeleine mené par Clara Beaudoux. Ce genre d’histoire me passionne, que des personnes disparues arrivent à "revivre" par-delà la mort me fascine.



Des témoignages laissés par les gens du peuple, tels que celui de Joachim Martin, sont rares.
« Le menuisier de Picomtal [...] a laissé des traces de son existence. Il n’est certes pas le premier. Plusieurs ouvriers ou artisans ont aussi raconté leur vie. Parmi eux figurent précisément des menuisiers, sans doute parce que le menuisier a en permanence un crayon à la main et qu’il multiplie les marques sur les pièces de bois qu’il travaille ou signe les meubles qu’il fabrique. »

Jacques-Olivier Boudon a donc étudié de près les 72 lattes manuscrites de la main de Joachim. Après un déchiffrage pas toujours facile, il a ensuite mené des recherches afin d’être en mesure d’interpréter certains passages sibyllins, de les replacer dans leur contexte historique, géographique et temporel (il n’a pas été possible, par exemple, de classer tous les textes dans l’ordre chronologique de leur rédaction). 
« Grâce aux écrits découverts sous les parquets, nous disposons d’un peu moins de 4 000 mots laissés par Joachim. Eux aussi nous parlent à leur façon. Tracées au crayon noir, le crayon du menuisier, les phrases laissées par Joachim présentent un aspect généralement régulier ; il écrit droit, de manière lisible. Il forme ses lettres et n’omet pas les majuscules en début de phrase ou quand il énonce un nom propre. Il écrit en français et n’emploie jamais de mots de patois, ce qui révèle une éducation assez poussée, à une époque où les patois sont encore utilisés par les instituteurs dans l’apprentissage du français. »
« Joachim n’est visiblement pas un autodidacte. Il a appris à écrire avec un maître qui a su lui inculquer les règles de la grammaire, mais aussi de l’orthographe, même si celle-ci est loin d’être parfaite. Il a surtout quelques manies, celle par exemple d’écrire « plancer » et non « plancher ». Il a aussi quelques tics de langage, reprend à plusieurs reprises l’expression « il est vrai ». Il amalgame deux mots, « acolytes » et « alcooliques », en un « alcoolytes » savoureux, qui laisse entendre que ses compagnons de fêtes étaient aussi amateurs de boisson.
Il est frappant de constater avec quel mépris il considère le niveau d’éducation de ses contemporains.
»


C’est le fruit de tout ce travail rigoureux que J-O Boudon donne à lire dans cet essai, dans lequel il livre toute l'étendue de ses recherches et leur contenu. Ainsi, il passe en revue toute la famille du menuisier (ascendants et descendants), déroule des pages et des pages de données généalogiques (parfois très éloignées de son sujet central), refait un historique quasi exhaustif du château de Picomtal et de ses différents propriétaires, avant d'aborder ce qui m’intéressait le plus : ce que ces notes laissées disent du quotidien de Joachim, des relations sociales qu’il a eues dans le cadre de son métier, de la vie de son village au XIXe siècle.
« Pourquoi ne pas tenir un journal en bonne et due forme, voire coucher ses pensées sur son livre de compte ? Ses premiers propos révèlent un homme soucieux de ne pas emporter dans la tombe les secrets qu’il porte en lui, mais en même temps trop craintif pour affronter la société villageoise qu’il décrit avec tant de sagacité. »



Non seulement, pour moi, cette partie arrive trop tardivement dans le livre, mais en plus, je la trouve tout juste effleurée à mon goût. En fait, j’ai eu le sentiment qu’on me donnait à lire la somme d’un travail de recherche certes colossal et minutieux, mais que l'ouvrage auquel il devait servir de base attendait toujours d’être rédigé. Sans doute n’est-ce pas là l’objectif de ce livre, que l’on doit non pas à un écrivain mais à un agrégé d’histoire, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne et directeur de l’École doctorale d’histoire moderne et contemporaine.
Néanmoins, j’espérais qu’on sorte du seul champ factuel des sources pour extrapoler, interpréter, explorer plus largement des pistes, qu’on fasse revivre Joachim et ses contemporains. D’où ma frustration et ma déception. 

Mais tout n’est pas perdu : tous les planchers du château de Picomtal n’ont pas été restaurés. Peut-être reste-t-il dans d’autres pièces d’autres lattes recelant d'autres extraits du journal de Joachim ? Peut-être même le menuisier a-t-il écrit de même sur d’autres des chantiers qui lui ont été confiés ? Si c’est le cas, si de telles découvertes devaient se produire, il se trouvera bien un auteur pour s’emparer de cette histoire extraordinaire et donner chair à Joachim et aux villageois des Crots. 

Jacques-Olivier Boudon - Le plancher de Joachim (Belin, 2017)

Commentaires

  1. J'étais tentée parce que j'adore la couverture... mais tu n'es pas la première personne à avoir de grosses réserves. Du coup... je pense que ça peut attendre.

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    1. Ce tableau de G. Caillebotte est vraiment superbe, c'est vrai, et pour le coup, il cadre parfaitement avec le sujet du bouquin.

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  2. pareil que Karine, j'adore ce tableau et l'histoire est très tentante, mais tes bémols me freinent beaucoup. Mais c'est en tout cas une très belle histoire !

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    1. Cette histoire est presque magique, je trouve. Je me souviens avoir lu un long article à ce sujet et finalement, ça m'aurait largement suffit. Je n'en ai guère appris de plus avec ce livre.

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  3. J'ai tout de suite pensé au plancher de Jeannot, même si ici Joachim ne semblait pas du tout être dans le même état d'esprit que Jeannot. Quoi qu'il en soit je rejoins les deux commentaires précédents pour dire que tes bémols me refroidissent grandement.

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    1. Joachim était tout ce qu'il y a de psychologiquement équilibré, contrairement à Jeannot qui, apparemment, souffrait de schizophrénie. N'empêche qu'ils sont tous les deux à l'origine de témoignages uniques en leur genre.
      Vu comment tu as apprécié le roman que Le Plancher de Jeannot a inspiré à Ingrid Thobois, je pense que tu peux faire l'impasse sur ce livre. Il n'y a plus qu'à espérer qu'un jour, un(e) autre I. Thobois s'empare de cette histoire romanesque à souhait.

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  4. Dommage que le livre soit décevant, parce que cette histoire est vraiment belle !

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    1. Moi, le livre m'a déçu parce que j'ai trouvé que les détails (certainement intéressants pour un chercheur) ne m'apportaient rien de plus sur l'histoire que je connaissais déjà...

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