Je ne reverrai jamais Ed, et ce n’est pas encore le matin

André Kertész - Young man seated near window, Martinique, 1972

Ces vendredis sont les bienvenus, la bibliothèque est toujours fraîche et sombre, espèce de caverne profonde aux relents de moisi. Les ouvrages ne sont pas nombreux, mais il faut du temps pour les trier et les ranger. J’aime bien pousser le chariot grinçant de Rash dans les allées étroites, m’arrêter ici et là, glisser un livre entre les autres. C’est une organisation rassurante, vaste structure capable de tout cataloguer, de tout numéroter.

Dans tous les dictionnaires, des pages sont arrachées. Cela ne suit aucune logique. Parfois, c’est une page dans les P, d’autres fois, c’est dans les M, les A, les C. Ce sont des mots que les hommes doivent connaître et aimer au point de vouloir les posséder, un geste d’espoir à mon sens. Chaque fois que je range un dictionnaire, je le feuillette, j’essaie d’y découvrir la page que je voudrais déchirer. Cela viendra, j’en suis sûr.

Je voudrais dire à Hughes que j’ai été renié de la même façon, que la seule manière de survivre, c’est de haïr l’homme qui vous hait pour vous persuader que vous le haïssiez le premier.

J’ai beau le connaître et ne lui avoir jamais souhaité le moindre mal, je veux qu’on attrape Hughes. Je veux que sa tentative échoue. C’est le plus près que je puisse m’approcher de la liberté dans mon univers confiné : voir celle d’un autre entravée.

[...] il ignorait que parfois l’abandon était nécessaire. Une obligation. Marie avait dû renoncer au souvenir de sa mère pour pouvoir surmonter sa disparition. Elle avait dû quitter la ferme pour aller à l’université afin d’obtenir un emploi qui lui permette de subsister pendant les mauvaises saisons, quand il n’y avait plus assez de travail, que le grain était pourri, la pluie trop rare. Elle avait dû se défaire d’une chose afin d’en acquérir une autre plus durable. Comme son mariage, avait-elle pensé, et ses propres enfants – tout cela l’aiderait à survivre.

J’ai toujours préféré l’hiver à l’été, enfin, l’hiver version Alabama, c’est-à-dire doux et gorgé de soleil. J’ai toujours aussi préféré le matin, qui rachète les choix de la nuit ou du jour précédent.

Virginia Reeves - Un travail comme un autre (Stock, 2016)
(Work like any other) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Carine Chichereau

Commentaires