Il était encore trop difficile pour l’une comme pour l’autre de se rencontrer en terrain intime



— Où est Malcolm ?
— Dans sa chambre.
— A-t-il beaucoup de chagrin ?
Elspeth hocha la tête. Elles restèrent un instant silencieuses, formant un tableau vivant, maladroit et guindé : deux silhouettes noires décharnées pareilles à des corbeaux, l’une debout, l’autre assise, dans la pénombre verdâtre du petit salon. La chaise de Margaret grinça légèrement lorsqu’elle se tourna vers sa sœur.
— Et toi ?
Leurs yeux se croisèrent brièvement, bleu glacier contre bleu glacier, mais ce regard n’était ni froid ni hostile. Une petite flamme tentait de percer, comme si la sympathie et l’affection essayaient de refluer à la surface après des années de répression et de maîtrise sur soi.
— J’aurai du chagrin pour le restant de ma vie, voilà ce que je pense, dit Elspeth avec tristesse.
La femme assise eut un léger mouvement, comme si elle allait tapoter le bras de sa sœur. Puis elle recroisa les mains.
— Bien, il est temps de tout préparer. J’arrive dans un instant.
Elspeth s’attarda un moment.
— Et toi ?
Leurs yeux se rencontrèrent à nouveau, se regardèrent par-delà la barrière des années de ressentiment, puis se détournèrent, car il était encore trop difficile pour l’une comme pour l’autre de se rencontrer en terrain intime.
Telle une fumée qui s’élève vers le ciel, chacune sentit remonter en elle le souvenir d’une autre journée d’automne, dix-huit ans plus tôt. La bouche de la femme assise s’en contracta d’amertume.

Vue de profil, elle paraissait très âgée. Son visage n’était que peau parcheminée sur les os, avec un nez saillant, un front haut, des cheveux sans vie tirés sévèrement sur le crâne, et des orbites si profondément enfoncées que, de prime abord, on les eût dites creuses comme celles d’un crâne.
Mais, comme bien d’autres femmes, Margaret Stuart avait gardé dans le regard toute la vie qui s’était petit à petit desséchée dans le reste de son corps, et quiconque croisait ses yeux ne pouvait que s’étonner de l’avoir prise pour une vieille femme. Ils étaient d’un bleu soudain et violent, clairs et sans voile, et durs comme la glace. Son corps était celui d’une femme de soixante ans, mais ses yeux ceux d’une femme de trente ans. En réalité, elle en avait quarante-sept.

William Stegner - Une journée d'automne (Gallmeister Totem, 2018) [1937]
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) : Françoise Torchiana

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