Si nous vivons c'est uniquement parce que nous ne sommes pas encore morts...

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Pauvres de nous. Depuis combien de temps ne compte-t-on plus les jours ? Depuis combien de temps le monde nous a-t-il été repris ? (p. 14)

Nous avions tout, dit Azzuto. Nous avions trop. Aussi était-il juste de et bon de tout perdre, puis de tout recommencer. Nous étions gros, enchaîne Patrap. Beaucoup trop gros. Obèses. Pourris gâtés. À présent, nous devons tout reprendre à zéro, tout recréer : la vie, l'espoir, et la joie tout au fond de nous. (p. 16)

Nous dormons sur nos morts depuis toujours. Nous les enfouissons dans la terre, les pieds en l'air, la tête en bas, et poussons le plus fort possible pour que leur cœur s'enfonce très loin, où la terre brûle, où la roche fond, où le feu est vivant. Nous pensons qu'avec un peu de chance, la chaleur peut les réanimer. Nous ne pensons pas la vie comme tuée par la mort. Nous pensons que tout peut revenir et l'appelons de nos vœux. De nos espoirs. (pp. 17-18)

Le Vioque, avant, disait que ceux qui avaient survécu à - il ne disait jamais à quoi - étaient ceux capables de vivre abîmés, amochés et sans aucune estime pour eux-mêmes. Sans aucun amour-propre. Les sans-dents. Les salis. À l'époque, je ne comprenais pas. Maintenant je sais. (p. 23)

Nous ne sommes plus ni riches ni pauvres, dit Begraaf. La richesse et la pauvreté, c'était avant, quand il y avait encore des choses à se partager. À présent que tout est vide, nous ne sommes plus que vivants, absolument vivants, désespérément homme. Et il sourit, comme seuls sourient les gens qui ont beaucoup perdu. (pp. 31-32)

Avec tout ce que nous nous sommes embrassés, Marthe et moi, nous devrions avoir le corps déformé, tuméfié, des lèvres boursouflées comme des pétales de pivoine. Mais non. Rien. Étrange, me dis-je, comme l'amour laisse et ne laisse pas de traces. Preuve sans doute qu'il est infini. (p. 34)

Ossip me rend heureux. Il est parfait. Je sais qu'avec lui, seul est possible le bonheur. C'est une perspective magnifique. Avec Marthe, c'est le malheur qui m'attend, je le sais : elle est cruelle, obsessionnelle, jalouse, malsaine, méchante, sournoise, imprévisible. Pourtant, si par extraordinaire je devais tuer l'un d'eux un jour, c'est la sauvagerie de Marthe que j'épargnerais. [...] je préfère la vie au bonheur. (p. 35)

[...] qu'on le veuille ou non, certaines choses sur cette terre doivent impérativement se vivre seul. (p. 40)

Rien n'est plus douloureux que de se souvenir des temps heureux dans la misère. (p. 41)


[...] tous les soirs, je m'endors en pensant à la meilleure façon de me tuer. Chaque matin, pourtant, j'emboîte le pas à Marthe et je continue de vivre. Mon métier, depuis des mois et des années, est de faire semblant. Semblant d'y croire. Semblant d'aimer. Quand cela s'arrêtera-t-il ? Cette question demeure un mystère. (p. 50)

J'aime Moshé, j'aime Ossip, j'aime Marthe, j'aime la famille qu'on forme, j'aime Frog d'un amour fou. Mais je suis pour moi-même un étranger, dans le sens où je ne comprends pas ce qui fait que je tiens à moi, ni pourquoi je m'obstine à me survivre. Ça a quelque chose d'écœurant. Au fond, nous ne sommes plus que de bêtes guidées par leur instinct. (pp. 54-55)

Je crois que la sagesse, parfois est de se dire vaincu, et de rendre les armes. Dans ce sens, l'homme est la bête la moins futée, mais la plus fascinante. (p. 63)


Parfois, j'ai l'impression que quelqu'un me suit, qui va me poignarder dans le dos. Mais personne ne me suit. Que mes mauvaises pensées. Ma culpabilité. Ma conscience de l'échec. (p. 63)

[...] tu sais, Marthe, j'aimais bien quand tu m'appelais P'tit con. Bizarrement, ça me donnait l'impression d'être quelqu'un de bien. P'tit con. J'aimerais bien entendre ça au moment de partir. (p. 67)


Antoine Wauters - Moi, Marthe et les autres (Verdier, 2018)

Commentaires

  1. Ces mots sont grands et beaux... Je viens tout juste de lire ton billet sur "Moi, Marthe et les autres". À moi, maintenant, la découverte d'Antoine Wauters!

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    1. La Belgique à l'assaut du Québec ? Vive la francophonie !

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