La pitié a jamais aidé personne à se sentir mieux, surtout pas celui à qui on la destine

Carmen Calvo Saenz de Tejada - Susurros, 2008


Les mots ne sont rien face à cela ils sont des habits de tous les jours, qui s’endimanchent parfois, afin de masquer la géographie profonde et intime des peaux ; les mots, une invention des hommes pour mesurer le monde. (p. 6*)

La vertu sans mérite n’est rien d’autre qu’un déguisement de carnaval. (p. 16*)

Moi qui avais jusqu’alors considéré le bien et le mal comme des concepts rassurants pour lesquels j’avais forgé quelques armes, il allait bientôt me falloir glisser d’autres fers dans les braises. (p. 23*)

Les filles valent pas grand-chose pour des paysans, en tout cas, pas ce que des parents attendent pour faire marcher une ferme, vu qu’il faut des bras et entre les jambes de quoi donner son nom au temps qui passe, et moi et mes sœurs, on n’a jamais rien eu de ce genre entre nos jambes. Si j’ai pas entendu mille fois mon père dire que les filles c’est la ruine d’une maison, je l’ai pas entendu une seule. Il se cachait même pas de nous quatre pour le dire bien fort, comme si on était seules responsables du malheur qui lui pesait, nous, ses propres filles fabriquées avec son propre sang et celui de ma mère qui écoutait en tordant le nez, mais qui disait jamais rien, qui a jamais tenté de le contredire, ou alors, si c’est arrivé un jour, j’étais pas là. (p. 28*)

Plus le jour pointait, plus ma détresse se transformait en une colère dure et froide, de quoi bien prendre appui dessus. Je savais pas encore ce qu’il y avait au-delà de la colère, ni où ça me mènerait. Si je l’avais su, j’imagine que j’aurais tenté de m’enfoncer encore un peu plus. (p. 44*)

Du haut de ses douze ans, Rachel connaissait suffisamment la vie pour imaginer l’absence, mais pas encore la perte. Elle voulait entendre la voix de son père, qu’il refoule ce qu’elle ne pouvait concevoir et aussi se convaincre seule du reste ; tout ce qu’il ne lui dirait jamais et qu’elle recouvrirait du peu d’enfance qui demeurait en elle. (p. 47*)

Une famille, j’en avais qu’une et il faisait partie de ceux qui m’avaient forcée à la quitter. Et ce qu’il faisait semblant de m’offrir, c’était sûrement pas la famille dont je rêvais. Les mots sonnaient faux dans sa bouche. Je savais qu’on pouvait pas avoir deux familles dans une seule vie, que les rêves sont rien plus que des rêves, et que ceux qu’on nous vend sans qu’on les rêve soi-même, il faut les fuir à tout prix. (pp. 54-55*)

Sais-tu ce qu’est la condition d’une personne, ma fille. La condition, oui, je crois bien le savoir, madame. Je t’écoute, alors. J’ai réfléchi un bon moment avant de répondre. C’est la vie qu’on doit mener jusqu’au bout, qui dépend de notre naissance et de rien d’autre. Une de ses lèvres s’est soulevée d’un seul côté. C’est joliment dit, ma foi, avec le vocabulaire dont tu disposes, chacun doit rester à sa place, l’huile surnage toujours au-dessus de l’eau, ainsi va le monde, tu comprends. Bien sûr, madame, l’huile reste au-dessus, on peut pas changer ça. Tu seras donc d’accord avec moi que ce n’est pas nous, pauvres humains, qui décidons de notre propre condition, et qu’il s’agit là d’une décision divine, préétablie. Pour sûr, madame, j’ai rien à redire à ça. Alors, tu seras aussi d’accord, que quiconque songerait à bouleverser cet ordonnancement divin serait par trop présomptueux. (p. 70*)

Elle s’est laissée glisser.
Bon Dieu.
Sa robe s’est encore relevée.
J’ai pas regardé ailleurs.
Je l’ai attrapée par la taille.
J’avais pas envie de la reposer au sol.
Je savais même pas qui était suspendu à l’autre.
Je voyais plus la gamine qu’elle était en vérité.
Je voyais une petite femme que je tenais pour lui prouver que j’étais capable de la protéger rien qu’en la maintenant en l’air le temps que je voulais, sans effort.
Bon Dieu.
La mousse et la terre mélangées.
Malgré moi.
C’était pourtant le même bonheur que je tenais, je le jure.
Rose.
Elle a dénoué un fil que j’avais enroulé depuis le drame.
La terre a fleuri.
Je sais plus combien de temps je l’ai gardée en l’air.
Ce dont je suis sûr, c’est que j’ai jamais pu prononcer son prénom.
J’en crevais d’envie, mais si je l’avais fait je l’aurais fait disparaître, j’en étais sûr.
Bon Dieu.
Alors, j’ai fermé les yeux.
Elle est toujours là quand je ferme les yeux.
Je voudrais être aveugle.
Un aveugle peut pas faire de mal à imaginer ce qu’il voit plus en vrai.
Plus rien bougerait, si j’étais vraiment aveugle.
Bon Dieu.
Elle serait toujours avec moi.
Rose.
Personne arrivera jamais à la rendre moins jolie.
Même pas eux. (pp. 101-102*)

C’est tout le problème des bonnes gens, ils savent pas quoi faire du malheur des autres. S’ils pouvaient en prendre un bout en douce, ils le feraient, mais ça fonctionne pas comme ça, personne peut attraper le malheur de quelqu’un, même pas un bout, juste imaginer le mal à sa propre mesure, c’est tout. J’en ai jamais voulu à Génie d’essayer. C’est sûrement pas confortable de se sentir coupable d’une chose qu’on n’a pas commise. C’est l’idée que je me fais de la pitié, et la pitié a jamais aidé personne à se sentir mieux, surtout pas celui à qui on la destine. (p. 172*)

Il y a bien longtemps que je suis convaincue que personne est maître de son destin, et les gens de rien encore moins que les autres. Le destin, ma mère en parlait souvent comme d’un démon qui aurait mangé à sa table tous les jours. En vrai, elle savait pas de quoi elle parlait, vu que le destin, c’est rien de ce qu’on aperçoit tant qu’on est vivant, c’est rien qu’une idée pas fiable. (p. 175*)

Je me suis mise à me débattre et à crier comme une folle. J’ai vu la porte se refermer derrière eux. J’ai continué de crier en appelant tous les démons à me venir en aide, et même quand j’ai plus eu de voix je criais encore. Je criais comme la folle que j’étais pas et que je voulais devenir puisque je pouvais même pas mourir. Ces cris, ils m’ont plus jamais quittée, même dans le silence de ma bouche, ils continueront à être criés vers l’intérieur jusqu’à ma mort. (p. 178*)

J’étais coincé entre ces deux éternités, à penser à la folie que c’était de sortir quelqu’un d’une éternité paisible pour le rendre conscient de la prochaine, tout ce temps passé à pas comprendre pourquoi on est au monde tous autant qu’on est, pourquoi on tient tant à la vie, à essayer de toujours repousser le grand mur de la mort, alors qu’il suffirait peut-être bien de l’escalader, ou de passer à travers pour plus se poser de questions. Parce que vivre, c’est précisément être coincé entre deux éternités, la première qu’on n’a jamais eu à choisir et la deuxième qui est l’œuvre de Dieu, à ce qu’on dit. (p. 190*)

C’est sûrement idiot de graver des lettres sur un rocher que des gens regarderont des fois en passant, en se demandant qui étaient les gens derrière les initiales. Et peut-être même qu’ils les verront pas, parce que de la mousse les aura recouvertes, que c’est sûrement déjà fait. Rien plus qu’un caillou couvert de mousse, que la terre avalera tôt ou tard, ou que quelqu’un déterrera un jour pour en faire un bout de mur. Alors, il y aura plus la moindre trace visible de mon passage. Parce que dans la maison, il reste rien de moi, pas une empreinte de pied, ni de doigt, rien qui puisse faire que quelqu’un se souvienne. C’est terrible de me dire qu’il y a rien qui me rappelle dehors, à part ces initiales dans la pierre, contre celles de mes sœurs. (p. 194*)

J’aurais jamais dû les écouter.
Ils m’ont toujours fait comprendre que j’étais personne.
Y a rien de pire.
Quand on est personne, on obéit.
Pour elle, j’étais moins qu’un de ses verres en cristal, et pour lui, moins qu’un de ses chiens, en définitive, juste une erreur à haïr.
Et bon Dieu, j’ai fini par le croire.
Même quand la petite est arrivée, j’ai pas été capable de devenir meilleur.
J’en avais pourtant l’occasion.
Je suis resté l’erreur qu’ils avaient fabriquée.
J’ai jamais eu le courage d’en finir, après.
Même quand la petite est morte, j’ai pas eu ce courage.
Maintenant, je suis vraiment seul.
Il va bien falloir que je trouve le courage.
Toute ma vie j’ai failli être un homme. (p. 216*)
* sur ma liseuse
Franck Bouysse - Né d'aucune femme (La Manufacture des Livres, 2019)

Commentaires

  1. Beaux extraits, quelle écriture !

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    1. Au-delà de la seule intrigue et de structure narrative (déjà remarquables), le style et la langue participent grandement à l'impact de ce roman sur les esprits. J'ai l'impression que ce roman va changer quelque chose dans la vie de F. Bouysse ; il me semble que quelque chose est en train de se produire quant à son statut d'auteur....

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