Il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne pouvons pas imaginer



Une cascade de livres s’abattit sur Montag tandis qu’il gravissait, parcouru de frissons, l’escalier en pente raide. Quelle plaie ! Jusque-là, ça n’avait jamais été plus compliqué que de moucher une chandelle. La police arrivait d’abord, bâillonnait la victime au ruban adhésif et l’embarquait pieds et poings liés dans ses coccinelles étincelantes, de sorte qu’en arrivant on trouvait une maison vide. On ne faisait de mal à personne, on ne faisait du mal qu’aux choses. Et comme on ne pouvait pas vraiment faire du mal aux choses, comme les choses ne sentent rien, ne poussent ni cris ni gémissements, contrairement à cette femme qui risquait de se mettre à hurler et à se plaindre, rien ne venait tourmenter votre conscience par la suite. Ce n’était que du nettoyage. Du gardiennage, pour l’essentiel. Chaque chose à sa place. Par ici le pétrole ! Qui a une allumette ? (p. 41*)

Les livres gisaient comme des monceaux de poissons mis à sécher. Les hommes dansaient, glissaient et tombaient dessus. Des titres dardaient leurs yeux d’or, s’éteignaient, disparaissaient.
« Pétrole ! »
Ils se mirent à pomper le liquide froid aux réservoirs numérotés 451 fixés à leurs épaules. Ils aspergèrent chaque livre, inondèrent toutes les pièces. (p. 42*)

Il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne pouvons pas imaginer, pour amener une femme à rester dans une maison en flammes ; oui, il doit y avoir quelque chose. On n’agit pas comme ça pour rien. (p. 52*)

Même si le manuel prétend que notre corporation a été fondée plus tôt. Le fait est que nous n’avons pris de l’importance qu’avec l’apparition de la photographie. Puis du cinéma, au début du vingtième siècle. Radio. Télévision. On a commencé à avoir là des phénomènes de masse. »
Assis dans son lit, Montag demeurait immobile.
« Et parce que c’étaient des phénomènes de masse, ils se sont simplifiés, poursuivit Beatty. Autrefois les livres n’intéressaient que quelques personnes ici et là, un peu partout. Ils pouvaient se permettre d’être différents. Le monde était vaste. Mais le voilà qui se remplit d’yeux, de coudes, de bouches. Et la population de doubler, tripler, quadrupler. Le cinéma et la radio, les magazines, les livres se sont nivelés par le bas, normalisés en une vaste soupe. Vous me suivez ?
— Je crois. »
Beatty contempla le motif formé par la fumée qu’il avait rejetée.
« Imaginez le tableau. L’homme du dix-neuvième siècle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes : un film au ralenti. Puis, au vingtième siècle, on passe en accéléré. Livres raccourcis. Condensés, Digests. Abrégés. Tout est réduit au gag, à la chute.
— La chute, approuva Mildred.
— Les classiques ramenés à des émissions de radio d’un quart d’heure, puis coupés de nouveau pour tenir en un compte rendu de deux minutes, avant de finir en un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. J’exagère, bien sûr. Les dictionnaires servaient de référence. Mais pour bien des gens, Hamlet (vous connaissez certainement le titre, Montag ; ce n’est probablement qu’un vague semblant de titre pour vous, madame Montag…), Hamlet, donc, n’était qu’un digest d’une page dans un livre proclamant : Enfin tous les classiques à votre portée ; ne soyez plus en reste avec vos voisins. Vous voyez ? De la maternelle à l’université et retour à la maternelle. Vous avez là le parcours intellectuel des cinq derniers siècles ou à peu près. »
Mildred se leva et se mit à s’affairer dans la chambre, ramassant des objets qu’elle reposait aussitôt. Beatty fit comme si de rien n’était et poursuivit : « Accélérez encore le film, Montag. Clic ? Ça y est ? Allez, on ouvre l’œil, vite, ça défile, ici, là, au trot, au galop, en haut, en bas, dedans, dehors, pourquoi, comment, qui, quoi, où, hein ? Hé ! Bang ! Paf ! Vlan, bing, bong, boum ! Condensés de condensés. Condensés de condensés de condensés. La politique ? Une colonne, deux phrases, un gros titre ! Et tout se volatilise ! La tête finit par vous tourner à un tel rythme sous le matraquage des éditeurs, diffuseurs, présentateurs, que la force centrifuge fait s’envoler toute pensée inutile, donc toute perte de temps ! » (p. 55*)

Vous vous rappelez sûrement le gosse qui, dans votre classe, était exceptionnellement “brillant”, savait toujours bien ses leçons et répondait toujours le premier tandis que les autres, assis là comme autant de potiches, le haïssaient. Et n’était-ce pas ce brillant sujet que vous choisissiez à la sortie pour vos brimades et vos tortures ? Bien sûr que si. On doit tous être pareils. Nous ne naissons pas libres et égaux, comme le proclame la Constitution, on nous rend égaux. Chaque homme doit être l’image de l’autre, comme ça tout le monde est content ; plus de montagnes pour les intimider, leur donner un point de comparaison. Conclusion ! Un livre est un fusil chargé dans la maison d’à côté. Brûlons-le. Déchargeons l’arme. Battons en brèche l’esprit humain. Qui sait qui pourrait être la cible de l’homme cultivé ? Moi ? Je ne le supporterai pas une minute.  (pp. 58-59*)

Brûlons le livre. La sérénité, Montag. La paix, Montag. À la porte, les querelles. Ou mieux encore, dans l’incinérateur. Les enterrements sont tristes et païens ? Éliminons-les également. Cinq minutes après sa mort une personne est en route vers la Grande Cheminée, les Incinérateurs desservis par hélicoptère dans tout le pays. Dix minutes après sa mort, l’homme n’est plus qu’un grain de poussière noire. N’épiloguons pas sur les individus à coups de memoriam. Oublions-les. Brûlons-les, brûlons tout. Le feu est clair, le feu est propre. »  (p. 59*)

Elle ne voulait pas savoir le comment des choses, mais le pourquoi. Ce qui peut être gênant. On se demande le pourquoi d’un tas de choses et on finit par se rendre très malheureux, à force. Il vaut bien mieux pour cette pauvre fille qu’elle soit morte. (p. 60*)

Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de “faits”, qu’ils se sentent gavés, mais absolument “brillants” côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur-place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C’est la porte ouverte à la mélancolie. (p. 61*)

Mais souvenez-vous que le capitaine fait partie des pires ennemis de la vérité et de la liberté : le troupeau compact et immuable de la majorité. Oh, Dieu, la terrible tyrannie de la majorité ! (pp. 101-102*)

« Qu’est-ce que le feu a de si beau ? Qu’est-ce qui nous attire en lui, quel que soit notre âge ? » Beatty souffla sur la flamme et la ralluma. « C’est le mouvement perpétuel ; ce que l’homme a toujours voulu inventer sans y parvenir. Ou quelque chose d’approchant. Si on le laisse brûler, c’est pour la vie. Qu’est-ce que le feu ? Un mystère. Les savants nous servent un charabia où il est question de friction et de molécules. Mais ils ne savent pas vraiment ce qu’il en est. Sa vraie beauté réside dans le fait qu’il détruit la responsabilité et les conséquences. Un problème devient trop encombrant ? Hop, dans la chaudière. Tu es devenu encombrant, Montag. Et le feu va soulager mes épaules de ton poids vite fait, bien fait ; pas de pourrissement à craindre. C’est ça le feu : antiseptique, esthétique, pratique. » (p. 105*)

— Combien êtes-vous en tout ?
— Des milliers sur les routes, les voies ferrées désaffectées, à l’heure où je vous parle, clochards au-dehors, bibliothèques au-dedans. Rien n’a été prémédité. Chacun avait un livre dont il voulait se souvenir, et y a réussi. Puis, durant une période d’une vingtaine d’années, nous nous sommes rencontrés au cours de nos pérégrinations, nous avons constitué notre vague réseau et élaboré un plan. La seule chose vraiment importante qu’il nous a fallu nous enfoncer dans le crâne, c’est que nous n’avions aucune importance, que nous ne devions pas être pédants ; pas question de se croire supérieur à qui que ce soit. Nous ne sommes que des couvre-livres, rien d’autre. (pp. 136-137*)

Mais même quand nous avions accès aux livres, nous n’avons pas su en profiter. Nous avons continué à insulter les morts. Nous avons continué à cracher sur les tombes de tous les malheureux morts avant nous. Nous allons rencontrer des tas de gens isolés dans la semaine, le mois, l’année à venir. Et quand ils demanderont ce que nous faisons, vous pourrez répondre : Nous nous souvenons. C’est comme ça que nous finirons par gagner la partie. Et un jour nous nous souviendrons si bien que nous construirons la plus grande pelle mécanique de l’histoire, que nous creuserons la plus grande tombe de tous les temps et que nous y enterrerons la guerre. Allez, pour commencer, nous allons construire une miroiterie et ne produire que des miroirs pendant un an pour nous regarder longuement dedans. » (pp. 145-146*)
* sur ma liseuse
Ray Bradbury - Fahrenheit 451 (Folio SF, 2000) [1953]

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