Si je méprisais le succès, je redoutais l'échec.

Evan Holm - Submerged Turntable (installation), 2011

« On se demande parfois de quoi on se souvient. Mieux vaudrait se demander comment. Dans mon cas, je le sais, c'est avec les chansons. Chaque période de ma vie a été définie, délimitée par les disques que j'ai réalisés et les chansons qui en sont ressorties. Elles en ont été les bornes indissociables, orientant le cours de ma vie, du fait de leur écho public, ou de ce qu'elles disaient de ce que je vivais et de moments que j'avais traversés.
[...]
J'ai parfois eu l'impression qu'elles prenaient le pas sur la vie. Qu'elles la surpassaient. Qu'elles valaient mieux que moi et que ce qui pouvait m'arriver. »
(p.10*)


Lorsque nous étions à court d'idées, nous nous jetions dans le bassin de la piscine, dérivant sur des bouées canard, à peine effleurés par le contraste entre nos enfantillages et la noirceur de ce que nous étions en train d'enregistrer. (p. 29*)

Quelques heures avant de monter sur scène, j'écoutais l'album, saisi. Mes chansons sur trois accords me parurent alors d'une pauvreté insigne : elles témoignaient de mon manque d'ambition, de ma paresse. Le disque de Bashung me renvoyait à mes faiblesses. Le soir, dans le feu de l'action, je parvins à oublier. Ce fut fragile, mais mes chansons, que j'accablais quelques heures plus tôt, tinrent bon, pas rancunières. Le choc auditif perdura toutefois. Un virage devait s'opérer. (pp. 40-41*)

Par le passé, des paysages aimés avaient renâclé, refusant de prendre place dans une chanson, ou de la susciter. Ils demeuraient muets, ne délivraient aucune histoire, ne donnaient aucun point d'accroche. Le déclic ne se produisait pas, ils m'étaient par trop extérieurs. Ils me faisaient sentir que je n'étais qu'un élément rapporté, indésirable. Pas ici. Pour des raisons que j'ignore, j'éprouvais une proximité avec l'austérité minérale de ces reliefs nordiques, à la végétation spartiate, à la roche apparente parfois vieille de plusieurs milliards d'années, se désagrégeant sur le flanc des montagnes en des teintes pastel. Depuis des années, j'aspirais à écrire un tel texte, minirécit d'aventure au lyrisme symboliste, comme issu d'une mythologie imaginaire. Et voilà que le Groenland m'en donnait la clé. (pp. 46-47*)

Combien d'années à mettre ainsi nos vies en danger, dans un minibus neuf places gavé de matériel à l'arrière et roulant à tombeau ouvert, conduit par des gars dont on espérait qu'ils soient juste un peu moins fatigués que nous ? Combien de kilomètres avalés, à sillonner l'Hexagone de long en large ? Combien de stations-service, de cafés à la machine, de clopes allumées à proximité des pompes, et de sandwichs triangle pour tromper la faim en attendant de retrouver à destination la sempiternelle salade de taboulé qui semblait se déplacer avec nous ? (p. 51*)

Le retour à la maison entre deux séries de dates était toujours compliqué, trop bref pour se couler dans le rythme de la vie normale, où d'assisté il fallait passer à père de famille, pénétré de ses responsabilités, supposé accomplir sans ergoter les tâches auxquelles nous nous étions provisoirement soustraits. Notre fatigue exaspérait nos compagnes, qui voyaient revenir des épaves à l'haleine chargée en lieu et place des hommes charmants qu'elles avaient un jour rencontrés. Leur colère montait d'un cran quand, pour nous justifier de n'être pas tout à fait à la hauteur, nous leur objections que nous n'avions pas la vie facile, et des phrases commençant par « Si tu crois qu'on passe notre temps à rigoler… » ne faisaient qu'attiser leur juste courroux. (pp. 52-53*)

À en croire Alain Souchon, « chanter c'est lancer des balles ». Et écrire serait en tirer ? (p. 57*)

Durant le vol, j'ai relu les deux textes écrits à l'aller, ils étaient emplis d'inquiétude, et prémonitoires. Un ami m'avait prévenu une fois, il faut accorder toute son attention à ce qu'on écrit ; l'écriture nous devance, elle en sait souvent plus que nous. (p. 74*)

Je pensais depuis toujours que les morceaux écartés d'un album méritaient d'exister, de quelque façon que ce soit, ne serait-ce que sur une édition limitée. Ces chansons en marge d'un disque suggéraient des pistes qu'il aurait pu suivre, des couleurs qui auraient pu en modifier la perception. Hormis celles dont la faiblesse sautait aux oreilles, j'avais du mal à les sacrifier, je n'étais pas le mieux placé pour juger de leur valeur. Je pouvais très bien faire fausse route et leur préférer des morceaux finalement moins inspirés. Il y avait toujours un moment, un détail ou une atmosphère qui en faisait le charme, celui des ébauches plus ou moins avancées. Leur mise en circulation permettait en outre à certains auditeurs de déplorer leur absence sur les disques officiels, au bénéfice d'autres jugés plus conventionnels, et de les réclamer haut et fort en concert : façon de signifier à l'artiste qu'on le suit pas à pas et qu'on ne laissera rien filer. (pp. 76-77*)

J'imaginais l'incrédulité de l'enfant que j'étais s'il avait pu se projeter quelques décennies plus tard, et se voir occuper le centre d'une scène, un micro face à lui, neuf musiciens à ses côtés. (p. 87*)

Le premier jour des répétitions, j'étais seul dans le studio à faire mes réglages quand Sacha arriva caisse claire en main. Il me dit bonjour et s'installa directement derrière sa batterie pour régler ses fûts. Nous nous regardâmes en souriant. Tout était naturel, nous reprenions simplement le travail en cours, interrompu dix ans plus tôt. Là aussi était la douceur. (p. 104*)

Avec l'eau, un équilibre se créait, un dialogue s'instaurait : elle jouait avec les humeurs du ciel, ne le laissait pas prendre l'ascendant. J'ai cru un temps que c'était son horizontalité qui m'attirait, mers et cours d'eau en guise de substituts aux plaines rases de l'enfance, que je me faisais pourtant un devoir de ne pas regretter ; puis je compris que j'en aimais avant tout le mouvement, les fluctuations, la promesse simultanée de régénération et d'immuabilité, de variations dans l'unité. Elle était la métaphore évidente et permanente de la vie. Et l'océan plus que tout autre. (p. 108*)

Les lieux nous toléraient, pas plus, nous ne faisions pas partie de leur histoire, nous leur apportions la rumeur d'un présent qui ne les concernait pas. (p. 116*)

Un proche m'avait questionné à ce sujet : quel besoin avais-je de donner autant de clés ? Les chansons ne se suffisaient-elles pas ? Sans doute, mais je pensais qu'elles ne pâtissaient pas d'être replacées dans leur contexte, éclairées sur leur origine. C'était mon histoire et j'avais depuis longtemps entrepris de la raconter, même indirectement, par le biais des chansons. Adjoindre à celles-ci du texte ou de l'image n'était que le prolongement de ce récit. (p. 126*)

Quelle serait la prochaine chanson, à fragmenter ma vie, à en délimiter un contour ? À l'heure où j'écris ces lignes, nous sommes en mars 2018, je suis en tournée, à jouer des chansons écrites il y a parfois plus de vingt ans, résistant à l'usure, et dans lesquelles je peux encore me glisser sans avoir le sentiment d'un décalage ou d'un temps révolu. Durant une telle période, aucune autre n'apparaît. Écrire des chansons me réclame toujours un temps de remise en route, il me faut réapprendre à être aux aguets, à me laisser traverser, et parfois envahir, par toutes choses alentour. (p. 136*)
* sur ma liseuse
Dominique Ané - Ma vie en morceaux (Flammarion, 2018)

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