Comment tout a commencé, Philippe Joanny




Aujourd’hui, c’est ambiance toile cirée, verres Duralex et assiettes Arcopal, Midi Première et papier peint à gros motifs floraux marron et orange.
En cette fin des années 70, le premier choc pétrolier a sonné la fin des 30 Glorieuses, Giscard n’a pas encore prononcé son mythique « Au revoir », Mitterrand laisse entrevoir un possible changement et Le Pen pointe déjà le bout de son œil.

À quelques pas de la Gare de Lyon, à Paris, la famille du petit Philippe gère un des nombreux et modestes hôtels de la rue d’Austerlitz. Le Bourgogne est un hôtel de passe passage tenu d’une main de fer par Annick, obèse et bourrue, qui trime comme une damnée tandis que Gérard, son mari volage, une fois fini son boulot à la Poste, écluse les litrons consignés de Kiravi et éructe ses injures racistes et homophobes à destination de l’écran de télé qui diffuse le sacro-saint journal télévisé.
Le couple, constamment en guerre larvée ou ouvertement déclarée, multiplie les crises et les scènes. Peu leur importe que leurs fils, Philippe, 11 ans, et son petit frère Rémi, assistent à leurs échauffourées.

Étouffant dans cette ambiance toxique dénuée de toute marque d’affection, Philippe préfère traîner dehors, à jouer avec les gamins du quartier, ou à observer depuis le perron le spectacle que lui offre la rue : le ballet des prostituées qui tapinent, les mêmes qui lui claquent la bise quand il rentre de l’école, les patronnes d’hôtels qui se regroupent pour partager les ragots du jour, les invectives fleuries que s’échangent quotidiennement Lulu, vieille pute à la retraite avinée du matin au soir, et son voisin d’immeuble, Jacky, travesti chez Michou la nuit, les bagarres au cran d’arrêt entre marlous devant le bar du coin de la rue... De plus en plus souvent aussi, il fait des couloirs et des chambres de l’hôtel son terrain d’exploration et s'initie au monde des adultes.


La grande force de Comment tout a commencé (que l’on devine au moins partiellement autobiographique), c’est l’excellente restitution de cette France du tournant des années 80 et de ce quartier de Paris en pleine transformation urbaine, avec notamment les grands travaux de l’opéra Bastille et de Bercy.
Ces années de mutation sociétale sont pour Philippe celles du passage de l’enfance à l’adolescence. Il sait qu’il n’est pas le fils que ses parents attendaient. Ce gamin mal dans sa peau, dont le pire cauchemar serait de finir par ressembler à ce père qu’il déteste de tout son être, n’a qu’une envie : devenir adulte pour se tirer au plus vite de cet endroit.
S’il adule sa mère, il ressent toujours envers elle la sourde culpabilité d’être un fils indigne, et redoute qu’elle découvre le secret qu’il s’évertue à taire et à lui cacher. Pas question ne serait-ce que d’évoquer son attirance pour les garçons dans un foyer où règne une homophobie ordinaire, avec un père applaudissant à la moindre provocation du patron du FN. Et voilà qu’en plus un « cancer gay » fait les gros titres de tous les médias...

Si on peut lui opposer le relatif manque d’originalité de son sujet maintes fois rebattu, il se dégage pourtant de cette chronique de la classe populaire des années 80 une sensibilité qui émeut, une tendre nostalgie qui saura également toucher les lecteurs qui n’ont pas vécu cette décennie.

Comment tout a commencé - Extraits

*   *   *   *   *
« Avec une justesse de trait imparable, Philippe Joanny brosse deux splendides portraits, celui de cette époque qui va vraiment faire basculer la  France dans une nouvelle modernité, voir disparaître pour toujours les dernières reliques d'un univers d'après-guerre, où naissent deux calamités, la maladie citée plus haut et le FN et celui d'un jeune homme troublé par la sexualité qu'il découvre. Sans fard  mais sans voyeurisme, l'auteur n'occulte rien et peint ainsi avec précision ces années grises. La petite et la grande histoire se mêlent avec harmonie. Si une grande nostalgie plane sur ces pages très visuelles, sourd toutefois cette tension perpétuelle dû au SIDA qui a serré les cœurs de toute une génération. »   Pierre Darracq

Philippe Joanny - Comment tout a commencé (Grasset, 2019)

Commentaires

  1. L'époque de ma jeunesse... J'y retrouverais sûrement des souvenirs... Je ne sais pas si je le lirai, il ne me semble pas original, tout dépend de la qualité de l'écriture.

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    1. Le parcours initiatique jusqu'à l'adolescence d'un gamin à la recherche de son identité n'est certes pas original. Ça n'empêche qu'ici, non seulement l'excellent restitution de l'époque (qui te fera certainement revivre une partie de ta jeunesse) mais aussi l'écriture vive et parfois incisive, font que cette histoire se lit avec un vrai plaisir.

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  2. Je trouve les extraits très évocateurs, ils mettent immédiatement dans l'ambiance. Mais j'ai lu "N'essuie pas de larmes sans gants" récemment et le sujet est un peu le même (et je ne sais pas si sur la longueur, la comparaison serait favorable au roman français)

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    1. Non seulement, je ne pense pas qu'il faille comparer N'essuie pas de larmes sans gants et Comment tout a commencé, mais je pense surtout qu'ils ne sont pas comparables.
      Dans le premier, les protagonistes sont jeunes pour certains, moins pour d'autres, mais tous ou presque ont déjà fait le chemin vers leur émancipation. En outre, le drame du Sida, ils le vivent concrètement; ils sont dedans.
      Alors que dans le second, Philippe apprend à composer avec sa nature et ses envies. Et pour lui, à son niveau, le sida n'est rien qu'un spectre effrayant, un obstacle de plus qui se dresse sur la route de son acceptation par les autres et par lui-même.
      Donc, au final, tels que je les vois, ces deux romans, même s'ils ont pour points communs l'homosexualité et le sida, sont très différents et donc incomparables.
      Si les extraits t'ont plu, et si tu lis le roman dans quelques temps, histoire de laisser s'estomper le souvenir du Gardell, tu devrais y prendre plaisir.

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  3. Ah les verres Duralex (sed lex!), ceux qui donnaient votre âge? ceux qui rebondissaient (ouf) ou cassaient en mille morceaux (zut)

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    1. Eh ouais, c'était l'époque où on ne fabriquait pas avec l'obsolescence programmée en arrière-pensée, on faisait solide et durable. Moche, mais solide :)

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  4. c'est bizarre mais c'est le genre de livres qui me fait fuir .. j'aime lire des histoires du passé mais pas de "ma génération" - sauf cas particulier (série HBO sur le sida donc aux USA, ou le roman que cite Kathel et encore pas en France mais toujours situé ailleurs .) bref, la France des années 80 très peu pour moi - je l'ai vécue et je ne ressens aucune attirance pour cette époque. Sinon, ça va très bien LOL
    contente de te retrouver !

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    1. C'est vrai que personnellement, je ne garde pas forcément un bon souvenir des années 80, non plus. N'empêche que j'ai aimé y refaire un tour... ne serait-ce que pour me féliciter de les avoir laissées derrière moi :D

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  5. Enfin! Un roman écrit en français, mais comble de malheurs, il ne me tente pas du tout. Déjà que je peine avec les romans français... pas envie de tomber dans la reconstitution d'époque, merci!

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    1. Ah, ce n'est pas une "reconstruction", avec tout ce que ça sous-entend de recherche derrière. En quelques mots, quelques références, Johanny parvient à faire revivre cette période qui ne devrait parler, je pense, qu'aux Français. Donc je comprends que ça ne t'attire pas plus que ça.

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  6. C'est également l'époque de mon adolescence mais loin de Paris...
    Les verres Duralex et les fleurs orange étaient tout de même arrivés chez nous mais pas les homosexuels qui se cachaient :-(
    Ce livre pourrait me plaire sans en faire une priorité.

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    1. Tu sais, faut pas croire, à Paris aussi, ils se cachaient. Ils avaient certainement plus d'occasions et de lieux de pouvoir se rencontrer, mais tout cela restait très underground.
      Dans ma province, ceux qui n'avaient pas de voiture ou qui ne voulaient pas aller draguer dans les parcs de la ville n'avaient qu'une petite boite de nuit ouverte le week-end...

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  7. Même si le sujet est peu original, tu as l'air d'avoir apprécié cette lecture ! Je note à l'occasion, je pense que l'ambiance pourrait me plaire.

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    1. Je pense, effectivement que ça pourrait te plaire. Le seul point qui me ferait hésiter à te le recommander les yeux fermés, c'est que le climat politique est typiquement celui de la France de la fin des années 70 / début 80 et peut-être que ça te parlera moins qu'à moi...

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  8. Le sujet ne me tente pas, même si les années 80 sont mes années !

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    1. Le style aura beau être des plus travaillés, si le sujet ne parle pas au lecteur, ça ne collera pas. Tant pis, mieux vaut passer à autre chose.

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