Il est peu de rivages que j’aie négligés, partout me lançant à l’eau comme pierre de fronde

Herbert List - Brillen am Vierwaldstättersee (Sunglasses, Lake Lucerne), 1936


Quand je pense, par-derrière moi, à des journées de bonheur parfait, ce furent presque toujours des journées d’été ; autant dire qu’il y avait quelque bain là-dedans. Sous des cieux divers, offerts au passant et de lui reçus comme un présent, joue son rôle l’élément primordial en lequel l’homme reflue. Entrée facile dans une surface que l’on crève comme cerceau de papier, ou entrée malaisée du baigneur rebuté par le ressac, rejeté au rivage par de soulevantes vagues, miaulantes et piaulantes, quand, s’étant élancé vers le large, il revient par force en arrière, en vain chevauchant sur les reins de la voûte liquide qui s’effondre en le rendant au sable. La quitterie ne sera toutefois que d’un moment ; l’homme nu, sans se décourager, reprend le chemin raboteux des flots, cette élévation suivie de chute, cette fierté abaissée par une autre, qui la suit, battant triomphalement des pieds et des mains, prenant à chaque brasse une vue rasante du paysage turbulent qui fuit sous son vautrement, le nez au niveau d’une surface remuée que le vent peigne à rebours. (Bains de poésie p. 4*)

[...] l’air des montagnes ne me remplaçait pas l’ozone du large. Les montagnes sont des vagues, mais qui ne retombent pas ; elles sont figées, conventionnelles ; elles nous rappellent sans cesse leur âge ; la mer n’a pas d’âge ; couverte de rides, elle les perd aussitôt ; c’est un pays sans angles ; elle a une turbulence enfantine, se précipite pour n’aller nulle part ; les vagues divaguent, retombent en morceaux inutiles, ne se forment que pour être précipitées dans le néant et le fracas ; vivante compagnie, ces charmantes ivrognesses nous lancent leur verre à la figure en tenant des propos incohérents. La montagne, elle, nous fait visage de bois, avec sa majesté de mer arrêtée par une photographie instantanée. (Bains de poésie p. 8*)

Dans des cabarets de pêcheurs, sous des tonnelles en roseaux, nous aimions à y commander le dernier gaspacho à une paysanne pieds nus, à la belle démarche glissée, cette soupe froide d’été, merveilleusement rafraîchissante, jus de concombre, d’oignons crus, d’aulx pilés, de tomates écrasées dans l’huile, sous la morsure du vinaigre et du citron. (Portugal p. 41*)

J’ai gardé un souvenir aigu de l’entrée en rade de Bonifacio. Je me baignai à l’entrée du goulet et suivis le sillage du bateau où la voile réduite se mettait à battre ; devant son étrave, les falaises abruptes coulissaient peu à peu, me révélant l’intérieur du port, encadré par le nez tranchant des falaises. Les vieilles maisons de la haute ville, comme un belvédère au haut d’une fortification naturelle, ouvraient leurs fenêtres ; les gens nous bombardèrent de pierres au moment où nous prîmes pied sur le rivage, témoignant ainsi leur hostilité aux pantalons de toile que portaient les dames de notre équipe ; vers 1929, on n’avait encore rien vu de pareil à Bonifacio [...] (Corse pp. 56-57*)

Par quelle aberration les Corses peuplent-ils nos douanes et nos commissariats de police au lieu de fréquenter leurs mers admirables ? (Corse p. 58*)

De San Remo à Palerme, de Trieste à Positano, il est peu de rivages que j’aie négligés, partout me lançant à l’eau comme pierre de fronde. Je ressens l’appel des Tritons dans ce besoin de chavirer au fond de ces lames balançantes de l’Italie, longues et roulant comme des hexamètres. (Italie continentale p. 61*)

J’ai le souvenir du Trésor de Saint-Marc : nous nommions ainsi une vieille Américaine assise sur un pliant, à regarder les plus jeunes se baigner ; comme elle ne se mettait pas à l’eau, toutes les autres Américaines lui confiaient leurs bijoux, de sorte qu’elle était plus couverte d’ex-voto de chez Cartier et d’offrandes de chez Van Cleef que la madone noire de Saragosse. (Italie continentale p. 63*)

Ce que j’aime en Italie, c’est une combinaison du tourisme et du sport ; une heure après le plongeon, une église ; deux heures après le bain de soleil, et avant la trattoria, une visite aux mosaïques ; on passe du triclinium au matelas pneumatique et de l’armure de fer aux pantalons de pirate. (Italie continentale p. 64*)

Positano, à peine indiqué dans les guides d’il y a vingt ans, rivalise d’élégance, de nos jours, avec Ischia et Capri ; c’est une falaise très avant-garde, très musique dodécaphonique, art abstrait et shorts minima, malgré la route infernale qui y conduit, l’abrupt de ses rues, hélas, sans ascenseurs, ni funiculaires, ni remonte-pente, et malgré l’encombrement de ses pensions ruineuses où il n’y a jamais de chambres. (Italie continentale p. 65*)

[...] la mer Ionienne, la mer Égée sont moins de l’eau que du métal en fusion, lorsque vient l’été et qu’on s’y baigne, mouillé, mais, dirait-on, non humide. Là, les modes semblent plus ridicules et futiles qu’ailleurs ; seul le nu convient à l’homme, comme le deuil à Électre. (Grèce p. 71*)

Ce qui frappait, il y a un demi-siècle, c’était le contraste entre les merveilleuses plages françaises à peu près vides (sauf à la terrasse des casinos) et le grouillement prodigieux des seaside resorts. Le goût du bain, chez nous, est un goût acquis ; chez l’Anglais, il est inné. Ces centaines de mille corps blancs et rouges, étendus durant quelque Bank Holiday, sur la boue affreuse des plages commandant l’entrée de la Tamise, vous guériraient à jamais des baignades. (Angleterre p. 77*)

[...] le temps travaille pour la mer et les récifs s’ébrèchent sur elle comme de vieux couteaux ; les dents déchaussées des falaises de Dieppe ou d’Étretat n’ont pu en avoir raison. Passant à l’offensive, l’eau tire ses coups de canon sur le rivage, lui envoie en pleine figure ses projectiles liquides ; on dirait qu’elle se casse la tête sur les silex, qu’elle se pulvérise contre l’adversaire ; mais pas un de ses coups de bélier n’est perdu ; elle bombarde de plein fouet, ramasse les morceaux qui restent et travaille en même temps de la sape : les rentrants, les parois en surplomb en sont la preuve ; elle s’attaque d’abord à la craie, à la chair la plus tendre qu’elle arrache ou lèche de sa langue molle et râpeuse comme celle d’une panthère ; elle ronge les îles, broie les isthmes, ces os, en grognant. (Côtes françaises - Nord de la France p. 89*)

La Bretagne, c’est ce qu’il y a de plus beau en France, de moins latin ; cette résistance à la romanisation, au fonctionnariat historique, a maintenu tout un peuple dans ses vertus seigneuriales ; seigneurs-mareyeurs, seigneurs-saleurs, seigneurs-pêcheurs. Il faut avec respect aborder la Bretagne ; rétive aux caresses, elle se retirerait plutôt du visiteur. Mais ensuite combien sa beauté sait le retenir… Toute la laideur des visiteuses, teintes en violet dans leurs marinières estivales, des fausses B.B. à queue de cheval, en barboteuses boutique-de-Dior, tout le comique des vieilles en pantalon-pirate, le débraillé des idiotes à lunettes noires obliques, en sortie de bain, tissu éponge assorti à l’azur, sur fond de palace désolé par les explosions allemandes et reconstruit en Isorel, disparaît devant la noblesse des Côtes du Nord, pareilles à des gaufres au miel, l’inattendu shakespearien du Finistère, le découpage en lambrequin du Morbihan. Avant ou après la saison, les fées, des fées sans accroche-cœurs, reprennent possession du réduit armoricain, immense tremplin d’où la France s’élance et plonge dans l’Océan. (Côtes françaises -  Côtes bretonnes  p. 90*)

Le bain et son inévitable corollaire, la nudité ; le roman contemporain décrit le nu, le célèbre, l’exalte, souvent lyriquement, érotiquement toujours. Plus qu’une nouvelle mode des corps, c’est un nouveau mode des âmes, une manière nouvelle d’appréhender la vie. Pressés d’être nus, les héros s’arrachent leurs vêtements (pourtant, de plus en plus rares) avec une hâte presque douloureuse, sur des plages « recouvertes d’un enduit de chair humaine » (Chardonne). Où est Virginie, qui préfère se noyer que de se dévêtir ? Ce besoin de dépouillement aussi est symptomatique, il présage les habitudes d’une humanité future. Qu’il est loin et, pour nous, incompréhensible, ce Philippe VI, roi d’Espagne, qui (nous dit Roujon dans son récent, excellent et colossal Duc de Saint-Simon) couchait en manteau de satin blanc ! Les habits servant (comme la politesse) à cacher nos parties honteuses, le moi, toujours haïssable, l’est plus encore quand il est dévêtu. Ces corps allongés, côte à côte sur les plages, qui font penser à des poulets cuits en série à l’ultraviolet, cachent-ils du moins des cœurs heureux ? Est-elle vraie, leur pureté édénique ?
Et mes paradis d’autrefois, que sont-ils devenus ? Des enfers balnéaires : gratte-ciel de Mar del Plata, les pieds dans la vague, fourmilière humaine de ce Copacabana que j’ai connu, il y a trente ans, presque désert, corps agglutinés dans les petting parties de Floride, moonlight swims, dévêtus, en Californie, barbecues nudistes, grouillement de peaux en tôle laquée rouge, chienlit au son des disques étouffant le bruit des vagues et glouglous des scaphandriers autonomes, où les jardins sous-marins s’ornent d’un jet d’air ! De Royan jusqu’à Montego Bay, c’est épouvantable. (L’Eldorado existe-t-il ? pp. 100-101*)

C’est un pullulement de vivants hors d’un chaudron de Jérôme Bosch, de vivants aussi nombreux que des poux de sable, la valise tourne-disque à la main, ou le transistor pendu au cou, la peau éclatée comme un vieux tambour crevé sous la charge que lui bat le soleil.
Ce contre-nature à force de naturisme est une des étrangetés de l’époque. Mais ne devrais-je pas confesser qu’il y a trente-cinq ans, j’étais tout fier d’avoir traduit, dans des livres ou des poèmes, le crawl et le plongeon, que je n’ai vécu que pour l’eau et le soleil, aux dépens de ma vie sociale, morale, sentimentale, administrative, toutes mes vies ; que l’eau et Je soleil furent pour moi une façon d’opium ? À présent, je contemple avec effroi la caricature, à des millions d’exemplaires, de mon personnage. Pour ma punition, j’erre dans ces villes de toile qui ourlent désormais la frange de tous les rivages européens, comme dans un monde après la Bombe. (L’Eldorado existe-t-il ? p. 102*)

C’est l’inflation du plaisir universel dans le cauchemar d’un salon nautique permanent. Les canots pneumatiques gonflables et les radeaux en plastique ajoutent à l’impression d’un naufrage planétaire ; ces peaux négrescentes sur le sable blanc sont comme des négatifs, le négatif d’une civilisation récusée ; la terre entière devient océanienne [...] (L’Eldorado existe-t-il ? p. 103*)
* sur ma liseuse
Paul Morand - Bains de mer (Livre de Poche Biblio, 1992) [1960]

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