« J'espère avoir deviné, parfois, un petit quelque chose de ces inconnus… »

« J'espère avoir deviné, parfois, un petit quelque chose de ces inconnus… » , Arnaud Cathrine à propos d'Andrew est plus beau que toi. Photo ©Astrid di Crollalanza



Comment un auteur se retrouve-t-il à fouiller des heures durant dans une montagne de photos pour en tirer l'essence d'une nouvelle histoire ? Une image particulière s'impose-t-elle à lui jusqu'à le hanter et devenir le point de départ de l’histoire ?
Autant de questions que je me suis posées une fois refermé Andrew est plus beau que toi. Autant de questions (et d’autres, encore) auxquelles Arnaud Cathrine a très obligeamment accepté de répondre en toute sincérité.
J’espère que vous aurez autant de plaisir que moi à en apprendre un peu plus sur la genèse de ce projet original - et réussi - réalisé en collaboration avec The Anonymous Project.

Comment est né ce projet ? Connaissiez-vous déjà The Anonymous Project ?
C’est Alix Penent, éditrice chez Flammarion qui m’a fait découvrir ce projet. Elle était fascinée, tout comme je l’ai été, par ces milliers de photos collectées principalement en Angleterre et aux États-Unis : des photos de famille d’anonymes que Lee Shulman collectionne depuis des années. La plupart sont datées des années de démocratisation des appareils argentiques (1950, 60) : quand on a commencé à photographier les anniversaires, les repas de famille, les enfants qui grandissent, les vacances… Le quotidien, en somme
Alix a eu l’idée de monter une collection en demandant à des auteurs d’écrire des textes en regard de certaines photos du fonds.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement intéressé ?
Barthes parlait ainsi de la photo dans La chambre claire : « Ça a été. » C’est tout de suite ce qui m’a assailli (mais ça m’arrive tout le temps dans les nombreuses expositions où je me rends, ou lorsque je regarde certains films), j’ai toujours une petite voix qui me dit : « À coup sûr, ils sont tous morts. » Je suis hanté par la disparition des sujets, par le fait que ces visages et ces corps immortalisés ont disparu. Donc c’est d’abord l’idée de la présence/absence qui m’a rattrapé. Puis j’ai été frappé (et le déclenchement du livre se situe sans doute là) par quelque chose qui m’a rappelé mon enfance : quand on faisait des photos, on allait chercher les tirages au labo et, d’entre les 24 photos de la pellicule, il y avait des photos marrantes, des photos ratées, floues, et parfois une très très belle photo.
Là, c’est pareil : toutes les photos de Anonymous Project ont un intérêt puisqu’elles ont été choisies par Lee et Emmanuelle Halkin, il y a donc une éditorialisation dans ce projet ; mais, au milieu d’images qui nous font sourire, qui nous attendrissent (et autres émotions), il se trouve aussi de purs chefs d’œuvre. Ce fonds est le produit d’une pratique d’amateurs et, pourtant, il y a des chefs d’œuvre.

Vous avait-on donné un cahier des charges à respecter ou aviez-vous carte blanche ?
Carte blanche totale. La preuve : Justine Lévy (qui signe Histoire de familles dans la même collection) a construit son livre par fragments ; de mon côté, c’est un court roman qui est venu.
J’ai passé des heures et des heures à regarder les photos. Fouiller. Et puis, une histoire est venue…

Comment s’est passée la sélection des photos ? Y a-t-il eu une photo « spéciale » dans le lot qui vous a été présenté, une qui a créé un déclic ?
Je pense que ce sont des images d’enfants et de plage qui m’ont inspiré le début de l’histoire. J’ai eu envie de raconter l’histoire de deux frères en Californie. Deux enfants issus d’un milieu conservateur avec un père vétéran de guerre et dépressif et une femme soumise et frustrée, assez inspirée de Julianne Moore dans The Hours. Andrew et Ryan vont croiser, en grandissant, les mouvements de libération noir, féministe et queer. Je voulais parler de cette Amérique-là. Qui tente une libération, une sortie du carcan.
Je ne saurais pas dire quelle photo a été le déclic. Sans doute un ensemble qui réactivait mon goût pour l’Amérique militante et progressiste qui a fini par se faire entendre dans les années 70.

Aviez-vous déjà une trame d’histoire en fonction de laquelle vous avez fait votre sélection de photos ?
Les photos m’ont inspiré l’amorce. Ensuite j’avais en effet une trame qui se construisait et je cherchais dans le fonds de Anonymous comment l’illustrer. Et j’ai souvent fait appel à Lee et Emmanuelle car j’avais du mal à trouver sur leur site certaines choses : des hippies (l’un des deux frères part faire ses études à San Francisco), des personnes noires (le meilleur pote de l’autre frère est noir et Ryan va se passionner pour le mouvement des Black Panthers et les suivre en tant que photoreporter). Lee et Emmanuelle cherchaient et me procuraient ce dont j’avais besoin.

Le choix restreint des thématiques des photos (en grande partie des scènes de famille) a-t-il guidé le récit malgré vous ?
J’ai toujours affectionné ce petit monde qu’est la famille. Donc je n’ai pas eu à forcer ma nature !

Avez-vous trouvé plus compliqué d’écrire cette histoire à partir de la contrainte des photos elles-mêmes que de partir de zéro ?
Non. Après tant d’années d’écriture, j’aime de plus en plus être inspiré par des images ou des visages extérieurs à mon monde intérieur, familier ou autobiographique.

Fait-on facilement dire à une photo ce que l’on veut qu’elle dise ?
Absolument. Les sujets immortalisés sur les photos sont muets, muselés. Nous sommes maîtres à bord. Mais j’imagine que j’ai quand même un tout petit peu deviné quelque chose d’eux parfois… Enfin, j’espère… !

S’est-il passé quelque chose de particulier que vous n’auriez pas envisagé en vous lançant dans ce projet ?
Quelque chose qui ne m’était jamais arrivé : le livre était fini, corrigé, il allait partir au BAT et j’ai appelé Alix Penent. Je voulais changer la dernière phrase de l’épilogue. Or c’est un effet de chute (que je tairais ici) et qui fait relire le livre a posteriori complètement différemment. Ça ne m’était jamais arrivé de changer un petit détail aussi déterminant juste avant qu’on ne parte à l’impression !

Voyez-vous dans Andrew une sorte de prolongement ou de déclinaison de votre précédent roman ?
Tout à fait. Dans J’entends des regards que vous croyez muets (Verticales), j’écrivais de courts textes à partir de gens croisés dans la rue, dans les cafés, dans les trains. Là, ce sont des photos qui m’ont inspiré. Il y a une continuité, mais les deux livres n’ont rien à voir. Le premier m’est venu spontanément ; l’autre, Andrew est plus beau que toi, m’a été « proposé » (on parle de commande) et c’est un livre co-signé avec The Anonymous Project, un livre photos – textes, en collaboration donc.

Qu’est-ce qui vous plaît dans le fait de vous immiscer dans l’intimité d’étrangers et de leur inventer une histoire ?
Cela me repose de moi dans un premier temps. Puis m’y ramène ! Plus sérieusement, je pense que tout écrivain trouve là une partie de sa sève : dans l’autre. Quand je me promène et que je vois une fenêtre allumée, j’ai toujours envie de savoir quelle vie se joue derrière. Le roman commence là. Il se trouve juste qu’on finit, à force d’inventer les vies derrière les vitres, par s’apercevoir qu’on est soi-même derrière la vitre !

Il vous arrive souvent de faire vivre vos textes au travers d’autres expressions artistiques (chansons, lectures...). Cela a été le cas aussi pour Andrew. Qu’est-ce que cela vous apporte en plus de l’écriture ?
Ça, c’est le goût de la scène, de la lecture et de la chanson que j’ai découvert bien après le début de l’écriture.
Dans l’absolu, le livre se suffit en lui-même mais moi, ça ne me suffit plus. J’ai besoin d’un prolongement scénique. Parce que j’aime être sur scène, j’aime porter mes textes (je ne le ferais pas avec ceux de Racine !). Je ne suis ni comédien ni chanteur mais j’aime « interpréter ». Je commence à considérer que ça doit faire partie de mon ADN d’auteur. En France, en tout cas, on a maintenant la chance de pouvoir de plus en plus monter sur scène quand on est auteur. Expliquant que je me définisse (tout m’y force, je déteste les cases mais on nous demande si souvent) comme auteur et interprète. Mais, si vous voulez mon avis, je suis juste un mec qui ne parvient pas à se débrouiller de la vie ordinaire et qui cherche à avoir une autre vie, une vie plus intense. Tant qu’à faire. On n’en a qu’une. Alors…

Arnaud Cathrine & The Anonymous Project - Andrew est plus beau que toi (Flammarion, 2019)

Commentaires

  1. Formidable entretien qui achève de me convaincre de lire ce livre...

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  2. Merci pour cet échange très intéressant, la façon dont Arnaud Cathrine évoque l'idée d'être hanté par la disparition me fait beaucoup penser au travail de Modiano. Et suite à ton billet, "Andrew est plus beau que toi" avait déjà rejoint mes étagères !

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  3. Très intéressant cet interview. Je ne connaissais pas le principe.

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    1. Si ce livre (je ne sais toujours pas comment l'appeler autrement: "roman" est trop réducteur, "roman-photos" pas du tout approprié) croise ta route, jettes-y un œil curieux. Puisque l'idée d'inventer une vie à des personnes photographiées te plait, tu devrais aimer cette belle histoire.

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  4. Bien joué. J'ai eu autant de plaisir, sinon plus que toi, à en apprendre un peu plus sur la genèse de ce livre qu'il me tarde tant de lire. (Il doit arriver au Québec au plus tard la première semaine de décembre et c'est long en titi!)

    J'aime que ce livre prolonge, en quelque sorte, le fabuleux "J’entends des regards que vous croyez muets". Avec les photos, j'aime cette idée de la présence/absence. À coup sûr, je ne lirai pas la dernière phrase de l’épilogue de la même façon, sachant qu'elle a été changé à la dernière minute...

    Bref, chapeau bas. C'était passionnant d'en apprendre plus sur cette démarche que je trouve si fascinante. Et cette phrase que je médite: «qu’on finit, à force d’inventer les vies derrière les vitres, par s’apercevoir qu’on est soi-même derrière la vitre !»

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    1. J'ai été très chanceux, et très honoré, qu'Arnaud Cathrine accepte si vite et si naturellement de répondre à mes questions. Ça au moins, c'est le bon côté des réseaux sociaux. J'adore savoir comment "fonctionnent" les choses et en cela les cuisines de la création m'ont toujours fascinées.

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  5. Ok, touchée coulée ! Il me le faut !

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    1. Touchée, OK, je veux bien. Mais coulée, tu ne le seras que quand tu auras lu le dernier mot de la dernière page et qu'il te faudra quitter Andrew. :D

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  6. je le voulais déjà mais là et puis en plus il cite Justine Lévy (il me faut aussi le sien) du tout bon !

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    1. J'ai jeté un œil vite fait sur les extraits disponibles du livre de Justine Lévy et, comme ça, naturellement, je n'ai pas accroché d'emblée. Ça manque de texte pour moi. Il faudrait sans doute que je le lise pour me faire mon idée, mais à 21 euros, ça fait cher le possible naufrage. J'attends donc de voir apparaitre des billets à son sujet...

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