Aug 9 – Fog, Kathryn Scanlan



D’autres vies que la mienne.
J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de dire ici l’enchantement qui est le mien dès que j’ai l’occasion de me plonger dans de vieux albums photos de parfaits étrangers ou d’anciennes correspondances échangées entre des personnes qui me sont inconnues.
En essayant de lire entre les lignes des missives, de décrypter les situations et décoder les expressions figées sur papier argentique, c’est la porte ouverte à tout un univers imaginaire ; je ressens des émotions, j’imagine des connexions, j’invente des  généalogies, des histoires de famille...

Il y a 15 ans, dans la caisse de rebuts d’un vide-grenier, Kathryn Scanlan a trouvé un vieil agenda aux pages gondolées et désolidarisées de la reliure par un excès d’humidité (si ce n'est plutôt d’eau), au contenu rendu partiellement illisible.
Comme l’explique l’auteur en introduction d'Aug 9 – Fog, cet agenda était celui d’une femme de 86 ans qui, de 1968 à 1972, y notait les événements banals de son quotidien, comme en avaient l’habitude nos aïeux à une époque déconnectée de tout mais en prise directe avec le moment présent, où on savait encore apprécier et contempler la beauté du monde.
Au rythme des saisons, l’inconnue note la météo du jour, les visites qu’elle reçoit, les nouvelles concernant ses proches, ses observations sur la nature alentour, ses occupations du moment (tricot, couture, jardinage, peinture)...

Pendant des années, Kathryn Scanlan a lu, relu, re-relu à l’infini les pages de cet agenda venu du passé, quand les joies simples de la vie n’en avaient que plus de valeur qu’elles étaient confrontées à la finitude (la nature et les saisons ou les intempéries ; la vie et la maladie, l’hospitalisation ou la mort).
L’une après l’autre, elle a repris les entrées, taillant dans le texte comme avec des ciseaux. Elle a joué avec les phrases et les mots, les combinant, les agençant dans une sorte de collage littéraire pour finir par en faire quelque chose d’autre, une composition originale au sens différent.



C’est cet article de Literary Hub qui m’a donné envie de découvrir Aug 9 – Fog, titre pour le moins sibyllin (quand on ne sait pas de quoi il s’agit) et œuvre pour le moins... déconcertante.
Et c’est à dessein que j’emploie le terme d’œuvre plutôt que de roman pour cet assemblage d’à peine cent pages, chacune dédiée à une entrée de quelques mots, rarement plus de deux à trois phrases.

Par son travail de composition, Kathryn Scanlan réussit à créer un univers mystérieux sans être abscons, amalgame d’ellipses qui permettent aux pensées de vagabonder à leur aise et de récurrences (personnes de son entourage, son chien...) qui entretiennent une certaine continuité dans le déroulement des faits rapportés.
Porte sur l’imaginaire, chaque entrée est un monde à elle seule, l’amorce d’une histoire.

Aug 9 – Fog déroule une succession poétique de tous ces événements insignifiants qui, mis bout à bout, font une vie.
C’est surtout une contemplation du temps qui passe, de la valeur du moment présent, de la force de la vie, sans cesse fragilisés par la possibilité d’une perte. En faisant entendre une voix qui s’était tue cinquante ans plus tôt, l’auteure interroge aussi sur ce que les morts laissent derrière eux.
Si le résultat est minimaliste dans sa forme, sa résonance est d'une force étonnante.



Pour apprécier véritablement ce texte, il faut l'envisager non pas comme une lecture traditionnelle mais comme une expérience émotionnelle qui, selon moi, aura d’autant plus de chair qu’on tiendra l’objet livre entre les mains. Malheureusement pour moi, la liseuse ne restitue pas cette dimension et affadit quelque peu la nature et l’essence de la démonstration.

Après avoir découvert ce qu’en avait fait Kathryn Scanlan, j’aurais aimé que soient présentés des facsimiles du contenu original de l’agenda (ou tout au moins une transcription), tel qu’il se présentait.
Ma frustration a été partiellement comblée par cet article de la Paris Review et par les quelques reproductions de l’agenda proposées par le site de l’éditeur.
   
À moins d’être amateur d’art conceptuel ou collectionneur d’OLNI, on aura compris que l’achat de ce livre peut s’avérer décevant. En revanche, si vous avez l’occasion de vous le procurer (bibliothèque, bouquinerie, même version numérique, c’est toujours mieux que rien), surtout n’hésitez pas à vous y plonger et à tenter cette expérience unique.

Aug 9 - Fog - Extraits

Kathryn Scanlan - Aug 9 - Fog (MCD, 2019)

Commentaires

  1. L'original est dans un piteux état, c'est sûr, mais n'avait-il aucun intérêt, qu'on ne puisse le proposer , ou en tout cas une partie, pour voir? Bref, j'ai tendance à penser comme toi pour cela

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    1. Disons qu'avec l'original en face, il y avait matière à comparaison et qu'on aurait mieux appréhendé le travail de l'auteure/l'artiste.

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  2. Le projet initial est en tout cas très plaisant, le résultat doit être très poétique, non ?
    Cela dit, je doute de pouvoir mettre la main sur l'objet ;-)

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    1. Effectivement, c'est à la fois poétique, nostalgique et profondément humain. Je dois avouer que j'ai été plus touché après coup, en repensant à ce que j'avais lu, qu'au moment même de la lecture. Il mériterait que je le relise maintenant que je sais à quoi m'attendre.
      A part le commander à l'étranger, il y a peu de chances que tu puisses le trouver en bibliothèque. Et ça m'étonnerait qu'un éditeur prenne le risque d'une traduction en français...

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  3. je découvre ton article et évidemment je réagis comme toi ! j'ai besoin de visuel, de tactile, et reproduire un agenda (objet très personnel) sans le montrer, est pour moi une grossière erreur .. mais par contre si je peux me procurer le livre, je serais curieuse de le lire !

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    1. En fait, Kathryn Scanlan ne se contente pas de reproduire l'agenda. L'agenda lui sert de base de travail, à partir de laquelle elle a retravaillé le contenu, associé des mots les uns aux autres pour reconstruire un tout autre texte. Mais même si le résultat est marquant en lui-même, c'est pour constater du "travail" qu'elle a réalisé que j'aurais aimé avoir l'original sous les yeux.
      Si tu as une bonne libraire ou si tu es une cyberacheteuse aguerrie, tu trouveras le livre très facilement, d'autant qu'il est paru cette année.

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