On a besoin de sentir la connerie humaine à proximité, c’est une chaleur qui rassure…



Claire me sert un morceau de râble, on peut avoir une conscience aiguë de la mort et adorer le lapin mort à la moutarde, ça n’est pas incompatible. En revanche on peut difficilement se permettre d’être parasite et végétarien. Quand on mange plusieurs fois par semaine chez des amis, on évite de leur parler de leur mort à chaque plat. (p. 17)

Il y a les artistes et ceux qui auraient aimé être artistes, c’est généralement dans cette catégorie qu’on trouve les mécènes – et puis il y a ceux qui n’en ont rien à foutre, pour qui les artistes sont soit des fainéants, soit des homosexuels, soit les deux. Claire et Julien ne se sont pas, à proprement parler, comme des mécènes (il n’a jamais été question d’argent entre nous), disons plutôt qu’ils étaient dans une période de romantisme humanitaire. Être les amis d’un artiste fauché (ou artiste maudit) constituait exactement l’occupation de gauche bourgeoise qu’ils recherchaient à l’époque pour rompre la monotonie de leur quotidien. (pp. 19-20)

Il faudrait être d’une mauvaise foi excessive pour trouver une chose qui cloche chez mon frère. Outre ses facilités intellectuelles, il a glissé son sexe (démesuré, soit dit en passant) dans des créatures auxquelles je n’ai même pas accès en fantasmes. Dire de nous deux que a répartition génétique a été inique est un euphémisme ultra-light. (pp. 27-28)

Depuis une semaine, j’ai énormément de mal à sodomiser Anna sur des platines de DJ au milieu d’une soirée de cadres supérieurs. Figurec Figurec Figurec, je n’ai que ça à l’esprit. Ma semaine n’aura été qu’un long crescendo du scepticisme à l’angoisse la plus primitive. (p. 59)

L’enterrement de Marthe Chabot, que j’ai toujours considéré comme le degré zéro de l’enterrement, à côté du mien, c’est les obsèques de Lady Diana. (p. 72)

- Bénévole, mon gars, c’est l’injure la plus moche de la langue française. J’utilise jamais ce mot, j’ai de l’éducation… (p. 81)

Tania mange son gratin de courgettes avec une grâce très particulière. […]
Tout le monde est sous le charme. Mon père particulièrement, qui, tiré d’un long sommeil – un sommeil de soixante-deux ans – la martèle de questions avec une énergie que nous lui découvrons avec plus ou moins de satisfaction. Il est manifeste que ma mère le préfère anémique, il ne lui a jamais posé autant de questions à elle en quarante ans de vie commune. (p. 87)

- [...], c’est fait avec des courgettes bio.
Ma mère ressent toujours le besoin de préciser l’origine des aliments qu’elle propose à ses invités, de manière un peu paranoïaque, comme si elle était persuadée que les gens qui viennent manger chez elle redoutent l’intoxication alimentaire. Si sa cuisine était assez grande pour y faire entrer deux bovins, elle présenterait aux invités les parents du steak. (p. 92)

Il semble réellement heureux pour moi. C’est à ça qu’on reconnaît les vrais amis, ce sont les seuls que votre bonheur ne déprime pas – ou quand c’est le cas, ce sont les seuls à vous l’avouer. (p. 96)

De douze à dix-sept : la grande guerre bactériologique, moi et mon Biactol contre la terre entière, pustules, pousses, furoncles, vers, croûtes, trous, boutons, bourgeons, boutures, noir, blanc, rouge, expressionnisme abstrait sur la gueule, un vrai Pollock ambulant. (pp. 106-107)

[…] la masse attire la masse. Tu colles deux restos, l’un des deux peut proposer la pire des tambouilles, s’il est rempli, les gens se battront pour le remplir encore plus. La populace aime pas prendre de risques et le meilleur moyen de pas prendre de risques, c’est de suivre les autres. L’être humain, il a un neurone pour ça, un neurone qui lui dit si tout le monde le fait, c’est que ça doit être bon pour moi. L’homme a horreur du vide, il a qu’une peur, c’est se retrouver seul face à lui-même, face à sa pauvre condition. Alors on lui fabrique un tas de trucs pour qu’il soit accompagné en permanence, la téloche, Internet, le portable… Personne va dans un endroit vide, mon gars. Entrer dans un commerce vide, c’est comme se jeter du haut d’une falaise. On a besoin de sentir la connerie humaine à proximité, c’est une chaleur qui rassure… (pp. 117-118)

Mon père essaie d’insérer ses connaissances sur la truite saumonée au milieu d’un débat philosophique mais se fait ramener sur la plage par les vagues trop fortes, le nez dans le sable. J’ai pitié de lui. Du moins, c’est ce que je crois : au fond, j’ai pitié de moi plus tard. (p. 125)

- Votre frère est quelqu’un de très intelligent.
- Oui, c’est lui qui l’a eue. Mais je n’ai pas à me plaindre, j’ai des orteils magnifiques, les siens sont mal fichus. (p. 127)

Tout le monde affiche une ostensible déception de me voir seul. Ça faisait quelques temps que je n’existais plus pour eux en tant qu’individu mais en tant qu’ombre d’individu. J’étais celui qui amenait Tania. Ambiance rentrée scolaire quand on apprend que le boute-en-train de la classe a changé d’établissement. (p. 161)

J’ai toujours une certaine appréhension à l’idée de recevoir un cadeau de mes parents, les cadeaux étant un étalon assez fiable de l’image que les autres ont de vous. En général, je préfère ne pas savoir comment mon entourage me perçoit. Mais à Noël, on n’y échappe pas. Le cadeau-étalon. Et le regard soutenu pour vérifier qu’ils ont fait mouche. Et votre joie factice en découvrant qu’une fois de plus ils ont mis à côté. Et l’écart qui se creuse d’année en année entre celui que vous êtes et celui que l’on croit que vous êtes – celui qu’on veut que vous soyez. (p. 211)

L’assistance se met en position pour cette épreuve inhumaine qu’est le serrement de main. La famille se regroupe, immobile, condensé de malheur dans cette grappe de six ou sept corbeaux noirs. Nous – nous, c’est-à-dire les hyènes – formons très vite une queue régulière, vulgaire file de cinéma un samedi après-midi sous l’affiche d’une comédie familiale à gros budget. Nous nous apprêtons, chacun son tour, à compatir, à partager, à remuer du souvenir tout en scrutant la moindre larme larvée, à nous repaître de ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à de la douleur, à capter chaque spasme, chaque frisson, à celui sur qui l’épouse – voire, sait-on jamais, la petite cadette – va craquer, va exploser de souffrance. Avoir des morceaux de détresse sur son blazer de cérémonie. Avoir cet honneur. (p. 230)

Fabrice Caro - Figurec (Folio 2019) [2006]

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