La prison n’avait pas supprimé mon angoisse devant l’énigme de la beauté

Youssef Nabil - Ali in abaya, Paris, 2007 source

Un crime pire que le meurtre, c’est d’essayer de changer la nature des autres pour les rendre compatible avec notre désir. (p. 203)

Extérieurement, c’était parfaitement un homme, et rien dans ses vêtements, sa façon de marcher ou ses propos ne révélait ses goûts. Pourtant si l’on prêtait un peu attention à son beau visage et plus généralement à sa façon de se comporter, on pouvait capter quelque chose de doux dans son regard, dans ses coups d’œil furtifs, quelque chose de contrôlé comme une timide braise sous la couche tendre de sa peau sombre. (p. 118)

Je remarquai maintenant l’impression spéciale que l’on ressent en pénétrant dans l’univers du hammam. C’était comme si l’on abandonnait à son seuil, même seulement pour quelques instants, tout ce qui nous reliait au monde extérieur. C’était comme si on arrachait de sa peau l’image extérieure factice, alourdie d’accessoires et d’ornements, comme si on se dépouillait, se révélait, se dévoilait pour entrer dans une autre vie passagère, plus légère. (p. 192)

La première fois que l’on entra en moi, à ma douleur et à la frayeur que ma mère n’arrive tout à coup se mêla la jouissance d’appartenir enfin à un homme. Je ne sentis à aucun instant que quelque chose en moi se brisait ou que j’avais perdu quelque chose d’important comme ma dignité, mon honneur ou ma virilité. C’est le contraire qui se produisit : j’avais l’impression de retrouver une chose que j’avais perdue. Quelque chose de cassé se ressoudait. (p. 60)

Il disait que le plus drôle, c’était que les gens avaient une étrange vision de nous. Ils croyaient que nous pratiquions le sexe jour et nuit. Ils ne pensaient pas que, comme eux tous, nous étions obligés d’étudier pour passer nos examens, que nous devions travailler pour manger et pour vivre, que nous étions, nous aussi, occupés par des questions générales et par la situation du pays. Pour eux, c’était comme si notre seule préoccupation dans la vie se limitait au sexe ! (p. 130)

Sans le prince, j’aurais été perdu, maintenant, en prison, ou depuis des années. Il était toujours présent, disponible. Il suffisait que je l’appelle pour qu’il vienne. Malgré cela, je l’oubliais pendant des mois quand je n’avais pas besoin de lui et si, me souvenant tout à coup de son existence j’allais le voir, il se contentait de me réprimander d’un sourire, comme un vieil oncle dont la colère ne durait jamais longtemps lorsque son neveu venait lui rendre visite. Non, ce n’était pas un oncle, mais peut-être le seul père que j’aie connu dans ma vie. […] Il luttait contre le temps et voulait en ignorer les effets en se dandinant comme un vieux paon et en combattant avec des parfums coûteux la puanteur qui s’était emparée de lui depuis des années. Il veillait sur les « chéris » en utilisant toute son influence, toutes ses relations, toute son expérience, et s’il y était contraint, en menant des guerres dont il aurait pu se passer. (p. 180)

Je lui étais reconnaissant de la belle influence qu’il avait eue sur moi. C’est lui qui m’avait encouragé à revenir à la lecture, cette fois avec la voracité de quelqu’un d’affamé qui découvre sous sa chambre un couloir secret qui le conduit au pays des merveilles. Je m’abandonnais presque chaque soir comme à une drogue à ce monde souterrain […] Je m’absentais de ma réalité dans de beaux romans, me métamorphosant en leurs héros. (p. 123)

La prison avait supprimé tout désir, mais elle n’avait pas supprimé mon angoisse devant l’énigme de la beauté. (p. 140)

Je ressentais intérieurement de l’hostilité contre sa simplicité, son innocence et son rêve d’un monde juste pour tous les humains, alors que certains d’entre eux le condamneraient à mourir lapidé s’ils connaissaient son secret. (p. 121)

Nous saurons un jour que nous nous sommes fuis en allant vers nous-mêmes. (p. 210)

Je me rendis compte que l’amant heureux, comme l’ivrogne, était prêt à couper un de ses doigts en chantant et à le donner à celui qui le demandait.
 (p. 212
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Parfois je sentais qu’elle me ressemblait comme une sœur, et à d’autres moments, j’imaginais que je l’aimais, d’une certaine façon, pas comme un homme aime une femme […] Entre nous s’était développé quelque chose de différent – le plus éloigné qui soit des illusions de l’amour -, comme un compagnonnage de voyage, une aimable responsabilité quelque chose qui semblait sérieux de l’extérieur, mais qui en réalité était proche d’un jeu innocent. Et le jeu me plut d’autant plus que je vis le regard que les autres portaient sur moi changer aussitôt que furent annoncées mes fiançailles, comme si j’étais devenu quelqu’un de mieux. (p. 166)Poussé seulement par mes obligations, puis progressivement par ma curiosité, je me rapprochais d’elle. Je suivais son image changeante, la façon étrange dont elle se crispait au cours de ses crises de larmes qui me serraient le cœur. La quantité de soins dont avait besoin ce petit animal domestique pour devenir une personne comme nous tous me donnait le vertige. […] J’en venais parfois à être reconnaissant à ma mère de m’avoir obligé  me marier et à faire moi-même l’expérience d’avoir mon corps prolongé dans un autre corps, nouveau et fragile. (p. 188)

Mohammed Abdelnabi - La chambre de l'araignée (Actes Sud, 2019)
Fî ghurfat al-'ankabût - Traduction de l'arabe (Égypte) : Gilles Gauthier

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