Cet état à la fois triste et doux qu’est la mélancolie



En plein cœur du seizième arrondissement, l’avenue Paul Doumer est aussi morne que la bourgeoise cossue qui a choisi d’y habiter.
En dehors de l’appartement de Brigitte Bardot qui y vécut et où, sans doute des chapeaux de paille étaient accrochés au mur, je crois que tous les appartements de cette avenue se ressemblent. Avec leurs canapés à franges, leur moquette épaisse, leurs appliques en bronze doré et leurs tableaux de petits maîtres, ils doivent tous dégager le même parfum d’ennui que les bâtiments massifs et sans charme qui les abritent.
(p. 37)

La Studebaker d’André, ses cheveux bleus et ses teckels, la Simca sport d’Odette, les breloques qu’elle portait aux poignets, attachés à une lourde chaîne en or, les mots d’argot qu’elle utilisait avec un accent snob, tout cela était l’essence même d’un style que j'associerai toujours aux Champs-Élysées.
Un style bien particulier qui a disparu avec eux, un mélange de luxe et d’élégance qui, même s’il était l’apanage des parvenus, n’avait rien de vulgaire.
(p. 49)

Sa santé se détériora et il quitta finalement Paris. Je le revis à Westport. Jenny s’était lassée et l’avait quitté. Il avait été opéré et n’avait plus de voix. Une machine lui permettait de parler mais on avait l’impression d’écouter une vieille radio. Et, de cette voix mécanique, il évoquait les larmes aux yeux ce Paris qu’il avait tant aimé, le « Boul’Mich », comme il disait, et cette pauvre rue du Quatre-Septembre qui, du Connecticut, prenait des allures de paradis. (p. 76)

Des musiciens tziganes s’y produisaient et Patrice aimait écouter leurs complaintes douces, puis entraînantes. Elles lui rappelaient son ami gitan qui lui manquait lors de ses fréquents séjours dans certains établissements, disons surveillés. J’étais aussi ému par ces mélodies qui me berçaient et me remplissaient d’une tristesse apaisante. Le décor de pacotille faisait illusion ainsi que le service attentionné, tout cela nous changeait de nos vies précaires d’artistes. Des billets disparaissaient dans les violons au lieu de payer les loyers, mais nous repartions le cœur léger et quelque peu grisés. (p. 90)

Sa préoccupation majeure était sa mise, toujours irréprochable. Je l’avais connu sanglé dans des costumes anglais, chaussé d’objets qu’on ne pouvait appeler souliers tant ils magnifiaient ses pieds. Exécutés par la maison Cleverley à Londres, ils avaient la même brillance que la Bentley Continental Mulliner dans laquelle il sillonnait les rues de Paris.
Adrien attendait l’héritage d’un père laborieux et froid qui lui permettait, me confiait-il, de mener la vie dot il rêvait […] Une existence légère comme les bulles de champagne qui dansaient dans les flûtes, avant de disparaître à la surface.
Son père avait finalement rejoint ce qu’on appelle un monde meilleur. L’héritage avait été décevant, mais Adrien s’en accommodait.
(p. 100)

Il se promène la nuit sous le métro aérien. Celui-ci ne fait plus le bruit fracassant d’autrefois, juste une sorte de sifflement. Au milieu du pont, on peut descendre sur l’île des Cygnes, cette sinistre bande de terre au milieu du fleuve, là où ma nounou, pour Dieu sait quelle raison, nous emmenait mon frère et moi, me faisant pressentir cet état à la fois triste et doux qu’est la mélancolie. (p. 112)

Tout le monde avait vieilli. Ainsi va la vie. Mais on continuait à venir chez Gérard. Les banquettes étaient fatiguées et les abat-jour des appliques étaient brunis par des ampoules. Des souvenirs maintes fois ressassés avaient remplacé les potins. On évoquait une rafle à La Pergola, Le Fiacre, La Grande Eugène, ces endroits de plaisir et de perdition disparus dans la nuit des temps (pp. 120-121)

Je me dis parfois que j’aimerais me retrouver dans une chambre anonyme, quelque part, n’importe où, mais on dit tant de sottises. (p. 148)
 

Pierre Le-Tan - Paris de ma jeunesse (Stock, 2019)
 

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Je me demande par quelle mystérieuse chimie se forme un “petit groupe” : tantôt il se disloque très vite, tantôt il reste homogène pendant plusieurs années, et souvent à cause du caractère disparate de ses membres on pense aux rafles de police qui rassemblent de minuit à l’aube des individus qui ne se seraient jamais rencontrés sans cela. (p. 09)

[…] « pots-au-noir » […] ainsi appelait-il ses accès de désespoir. (p.28)

Il rêvait aux longues files de chevaux qu’on poussait vers l’abattoir. Interminables, ces files. Elles vous donnaient le vertige. Et tout à coup il se trouvait dans la file avec les autres. Il était un cheval, lui aussi. Rien de plus qu’un cheval de boucherie. (pp. 44-45)

Il se reprochait sa frivolité. On n’écrit pas des opérettes à la veille de l’apocalypse, me disait-il. Je lui soutenais le contraire : inconsciemment, il avait espéré que les pétales de roses et les caresses des guitares hawaïennes sur les arbres du Ring et Unter den Linden conjugueraient le mauvais sort. J’avais même employé une image qui l’amusa beaucoup : il avait été comme la seiche, qui, sentant venir le danger, jette pour brouiller les pistes un nuage d’encre noire. Pauvres
Roses d’Hawaï de Bluëne et Kramer (p 84)

Patrick Modiano - Memory Lane (Stock, 2019) [1981]

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