Le monde allait mieux, mais pas en bas de chez moi.

Combo - Paris encore debout   (site)


Ça me consolait, vraiment, que mon fils ne soit pas en mesure de comprendre les événements en cours. Je m’imaginais en train de lui expliquer. Des abrutis ont massacré des gens parce qu’ils faisaient des dessins.
Tout compte fait, ce n’est pas facile à comprendre non plus.
(pp. 20-21)

Depuis la naissance, nous avions traversé des heures qui nous avaient changés en profondeur. Nous n’avions pas explosé en vol. Nous étions devenus des guerriers de la puériculture, renforcés par l’épreuve. Des survivants de la parentalité aux yeux cernés. (p. 34)

Tout le monde avait un avis. Tout le monde le donnait. Moi, j’avais jamais rien dit. Presque rien. Je n’avais pas la moindre idée de la façon dont on pouvait éradiquer le terrorisme. Certains prônaient une thérapie par les animaux pour traiter les jeunes fanatiques : on leur ferait caresser des hamsters, en les regardant dans les yeux pour réapprendre le respect de l’autre. L’initiative avait le mérite de nous renseigner sur l’état de désarroi du pays. (p. 73)

Je me tenais à l’écart de la politique par tempérament, affligé par l’impossibilité du débat, découragé pour la confusion permanente. Chacun s’enfonçait dans son bout de réalité, dans des bulles dépourvues de passerelles et d’irréconciliables spirales d’indignation. Le principe de nuance prenait cher, ça se radicalisait dans tous les sens […] Le flux de l’information alimentait les angoisses, nous en avions conscience, et nous continuions à suivre le flux, hypnotisés. Notre cerveau somnambule y trouvait son compte, une récompense immédiate quoique coupable, semblable à celle du fumeur qui s’en allume une alors qu’il a décidé d’arrêter.  Nous étions drogués à la catastrophe. Encore un peu, s’il vous plait, suppliaient nos parts obscures. (pp. 73-74)

[…] c’est la guerre, on tire sur l’ennemi. Mon grand-père a peut-être tué quelqu’un. Plusieurs personnes. Peut-être pas. Il est probable que lui-même n’en ait rien su. Des rafales lâchées à l’aveugle derrière un talus, qui sait où atterrissent les balles ? Il a pu se poser la question toute sa vie : ai-je tué ? Un jeune Allemand qui n’avait pas plus envie que lui de faire la guerre. Est-ce que ça a pesé sur sa conscience ? (p. 97)

[…] la guerre, c’est comme tout, il faut pratiquer pour entretenir les acquis. Je n’étais pas certain d’être capable de rester en vie en cas de conflit. Personne ne l’est. Ce ne sont pas nécessairement les plus forts, ni les plus intelligents, ni les plus courageux qui s’en sortent. Ce sont les plus collaboratifs qui survivent. Et peut-être aussi les plus chanceux. L’homme le plus entraîné peut s’effondrer dans l’action, et le moindre quidam s’y révéler héroïque. Pour connaître la guerre, il faut l’avoir vécue. (pp. 108-109)

Condamné à l’intranquillité par l’existence de son enfant, le parent, programmé pour protéger sa descendance, se fait des nœuds au cerveau. Ça veut dire quoi, protéger ? […] Où se trouve l’équilibre entre sécurité et confiance ? Le périmètre de liberté laissé aux enfants s’était affreusement réduit en une génération. Mes parents me laissaient rentrer de l’école tout seul à six ans. Impensable de nos jours. Le monde n’est pas devenu plus dangereux, notre conscience du danger s’est accrue. On ne lâche plus ses gamins des yeux. (p. 125)

Post-it de la Faucheuse collé sur nos consciences, le danger nous rappelle notre condition périssable, qui stimule notre ardeur à vivre. (p. 128)

L’essor du véganisme, à ce moment précis, n’était pas anodin. Les homes sont décidément trop bêtes, autant sauver les animaux. Le terrorisme, on est contre, mais c’est trop compliqué, alors on se rabat sur d’autres sujets. Si nous sommes largement débarrassés de notre héritage religieux, un besoin de transcendance persistant nous incite toutefois à nous emparer de causes supérieures. Certains dérivent leur angoisse vers la protection animale, d’autres optent pour la lutte anti-vaccins, la révolution néoféministe, le soutien au Paris-Saint-Germain ou l’indémodable conflit israélo-palestinien ; chacun choisit sa boutique en fonction de ses inclinations pour diluer sa colère dans l’engagement les causes, quel que soit leur éventuel bien-fondé, sont largement gâchées par la radicalité des grandes gueules qui monopolisent le terrain. Les plus exaltés se jettent dans leur croisade avec la foi des nouveaux convertis, suivant les schémas du développement personnel propres au born-again monothéistes. Ils ont reçu l’appel et s’épanouissent dans le prosélytisme. La croyance montre la voie, simplifie les visions, permet d’interpréter le monde à travers le prisme d’une seule obsession. C’est en général sincère, parfois utile, souvent intolérant. […] Il ne faut pas grand-chose pour que la meilleure part de nous bascule vers le pire, c’est toujours pour sauver le monde qu’on sombre dans le fanatisme. (pp. 151-152)

Nous parlons trop et on ne s’entend pas. Des enfants de colonisés, des petits-enfants de déportés, des arrière-arrière-petits-enfants d’esclaves se livrent à une concurrence victimaire féroce qui crispe l’ensemble de la société. C’est une sale bataille où tout le monde perd. On préfère s’engueuler à propos d’hier plutôt que de construire demain. (p. 242)

Nous devenons nos parents. Malgré le temps, la distance, les choix qui éloignent. Leurs mots sortent de nos bouches et on les voit d’un autre œil on les comprend mieux. C’est une leçon que nous recevons de nos enfants, ils nous rappellent d’où on vient. Ils nous réapprennent qui nous sommes. (p. 270)


Julien Blanc-Gras - Comme à la guerre (Stock, 2019)

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