L’effroyable douceur d’appartenir

Jean Gaumy - Les Hauts Chozeaux, Isère, France, 1978

Né quelque part

Les siens, il les trouvait finalement bien petits, par leur taille, leur situation, leurs espoirs, leurs malheurs même, répandus et conjoncturels. Chez eux, on était licencié, divorcé, cocu ou cancéreux. On était normal en somme, et tout ce qui existait en dehors passait pour relativement inadmissible. (p. 12)

Vanessa les aimait du plus profond, et ressentait un peu de honte et de peine à les voir faire ainsi leur chemin, sans coups d’éclat ni défaillance majeure. Elle ne pouvait pas saisir ce que ça demandait d’opiniâtreté et d’humbles sacrifices, cette existence moyenne, poursuivie sans relâche, à ramener la paie et organiser des vacances, à entretenir la maison et faire le dîner chaque soir, à être présent, attentif tout en laissant à une ado déglinguée la possibilité de gagner progressivement son autonomie. (p. 178)

Il ne savait plus. Il se sentait en dehors des choses. C’était à la fois un soulagement et une colère. (p. 307)

Coralie voulut manger des frites et prendre une bière. Hacine paya. Il comptait. Tout devenait cher une fois qu’il fallait gagner son fric honnêtement. Le salariat avait eu quelque chose de rassurant au début, par rapport aux aléas du business. Et puis il avait bientôt compris que ces sommes dérisoires n’étaient pas un début, mais le rythme de croisière des honnêtes gens. Vous commenciez alors à calculer en caddies, ou à comparer le montant de votre assurance habitation et le prix d’un séjour aux Baléares. La vie devenait cette suite de prévisions, de rognages minuscules, de privations sans douleur compensées par des plaisirs toujours insuffisants. Par exemple, depuis un moment, Coralie lui cassait les couilles avec une histoire de thalasso. Le week-end coûtait presque 5 000 balles à deux. Hacine gagnait 7 240 francs par mois. Comment profiter de deux journées en peignoir et claquettes, s’il fallait se crever le cul pendant deux ans pour se l’offrir ? Rien que d’y penser, il en avait des bouffées de chaleur. Et Coralie qui lui répétait : tu verras, ça nous fera du bien. (p. 314)

Tous partageaient le même genre de loisirs, un même niveau de salaire, une incertitude identique quant à leur avenir et cette pudeur surtout, qui leur interdisait d’évoquer les vrais problèmes, cette vie qui se tricotait presque malgré eux, jour après jour, dans ce trou perdu qu’ils avaient tous voulu quitter, une existence semblable à celle de leurs pères, une malédiction lente. Il ne pouvait admettre cette maladie congénitale du quotidien répliqué. Cet aveu aurait ajouté de la honte à leur soumission. Or, ils étaient fiers, et notamment de ne pas être des branleurs, des profiteurs, des pédés, des chômeurs. Et de réciter l’alphabet en rotant aussi, pour ce qui concernait Martinet.
(p. 351)

Hacine était déchiré. D’un côté, il était reconnaissant, bien sûr. Ces gens-là l’avaient adopté. Pourtant, il détestait leurs manies, leur mode de vie. Les horaires absolument immuables pour bouffer, midi, 19 heures. Leur manière de tout compter, rationner, couper en morceaux, les journées comme les parts de tarte. Le père qui déboutonnait après le repas. Leurs idées sur tout, simples, honnêtes, d’éternels cocus. Cette probité benoîte, qui les laissait toujours interdits devant le cours du monde. Les trois ou quatre idées fortes qu’ils tenaient de l’école communale ne leur servaient à rien pour comprendre les événements, la politique, le marché du travail, les résultats truqués de l’Eurovision ou l’affaire du Crédit lyonnais. Avec ça, ils ne pouvaient que se scandaliser pauvrement, dire c’est pas normal, c’est pas possible, c’est pas humain. Les trois couperets qui chez eux tranchaient toutes les questions ou à peu près. Et pourtant, alors que la vie contredisait sans cesse leurs pronostics, décevait leurs espérances, les dupait mécaniquement, ils restaient vaillamment dressés sur leurs principes de toujours. Ils continuaient à respecter leurs chefs, à croire ce que leur racontait la télé, ils s’enthousiasmaient quand il faut et s’indignaient sur commande. Ils payaient leurs impôts, mettaient les patins, aimaient les châteaux de la Loire, le Tour de France et achetaient des voitures françaises. Sa belle-mère lisait même
Point de vue. C’était à se flinguer.
Ce qu’il aurait fallu à Hacine, c’est quelqu’un à qui parler de tout ça, un allié. Il bossait maintenant à l’entrepôt Darty de Lameck, en CDI, et à chaque fois qu’il osait dire devant les collègues qu’il n’en pouvait plus, il se trouvait toujours quelqu’un pour répliquer qu’avoir un môme était la plus belle chose sur terre. Au travail comme ailleurs, les idées reçues gouvernaient, qui ne servaient qu’à enrober, s’intoxiquer de bonheur pour ne pas crever de l’évidence des faits.
(pp. 354-355)


Cas d’école

En plus, il commençait à se faire tard. Steph veillait toujours à ne pas rentrer trop déchirée chez elle. Sa mère avait l’âme douanière et un chronomètre à la place du cœur. Si Steph avait l’œil injecté et n’était pas rentrée pour 19 heures, il fallait se farcir des litanies sur le respect et l’avenir. Un retard de cinq minutes prenait des dehors prémonitoires. On en déduisait sa ruine future, des grossesses non désirées, des hommes pris de boisson, des carrières en cul-de-sac, pire ! Un cursus de socio s’achevant par un concours administratif. Pourtant, sa mère elle-même n’avait pas fait tellement d’étincelles à la fac de droit. Elle s’était rattrapée en épousant un concessionnaire Mercedes qui avait l’exclusivité dans toute la vallée et des ramifications jusqu’au Luxembourg. Chez Stéphanie, on compensait la brièveté des parcours académiques en se racontant des histoires de force du poignet, de fait tout seul, de valeur travail. (p. 111)

Parce que Steph ne s’était jamais véritablement intéressée à son orientation. Elle découvrait toute une nébuleuse, cursus royaux, voies de garage, parcours en cul-de-sac, vaines licences ou BTS conduisant à des jobs bien rémunérés mais sans espoir de progrès. À l’inverse, Clem maîtrisait admirablement cette tuyauterie des parcours. Depuis toujours, elle se préparait. Et Steph soudain découvrait que le destin n’existait pas. Il fallait en réalité composer son futur comme un jeu de construction, une brique après l’autre, et faire les bons choix, car on pouvait très bien se fourvoyer dans une filière qui demandait des efforts considérables et n’aboutissait à rien. Clem savait tout ça sur le bout des doigts. Son père était médecin, sa mère inspectrice d’académie. Ces gens-là avaient presque inventé le jeu. (pp. 220-221)

L’école faisait office de gare de triage. Certains en sortaient tôt, qu’on destinait à des tâches manuelles, sous-payées, ou peu gratifiantes. Il arrivait certes que l’un d’entre eux finisse plombier millionnaire ou garagiste plein aux as, mais dans l’ensemble, ces sorties de route anticipées ne menaient pas très loin. D’autres allaient jusqu’au bac, 80 % d’une classe d’âge apparemment, et puis se retrouvaient en philo, socio, psycho, éco-gestion. Après un brutal coup de tamis au premier semestre, ils pouvaient espérer de piètres diplômes, qui les promettaient à d’interminables recherches d’emploi, à un concours administratif passé de guerre lasse, à des sorts divers et frustrants, comme prof de ZEP ou chargé de com dans l’administration territoriale. Ils iraient alors grossir cette acrimonieuse catégorie des citoyens suréduqués et sous-employés, qui comprenait tout et ne pouvait rien. Ils seraient déçus, en colère, progressivement émoussés dans leurs ambitions, puis se trouveraient des dérivatifs, comme la constitution d’une cave à vin ou la conversion à une religion orientale.
Enfin, il y avait les cadors, qui se prévalaient d’une bonne mention et d’un dossier béton, véritable rampe de lancement pour les carrières désirables. Ceux-là emprunteraient des canaux étroits et, mis sous pression, iraient vite, grimperaient très haut. Les mathématiques étaient un avantage majeur pour mener ces cursus accélérants, mais il existait également quelques bonnes filières pour les esprits abstraits, les historiens, les songeurs, les artistes, ce genre de clowns. Steph voulait faire partie de cette troisième catégorie.
(pp. 294-295)


L’esprit de famille

Les hommes parlaient peu et mouraient tôt. Les femmes se faisaient des couleurs et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s'atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés, de fils tués sur la route, sans compter ceux qui s'étaient fait la malle. (p. 11)

Patrick Casati était un brave type, mais il suffisait parfois d’une trace de doigt sur la télé pour qu’il se mette dans des états qui faisaient honte à voir. Le pire venait ensuite, quand il se rendait compte. Confus, vitrifié dans sa mauvaise foi, incapable d’excuses, il tâchait de se faire pardonner en parlant doucement et en proposant d’essuyer la vaisselle. La mère d’Anthony avait fait ses valises à plusieurs reprises pour se réfugier chez sa frangine. Quand elle revenait, la vie reprenait comme si de rien n’était. N’empêche, il demeurait entre eux comme une épaisseur, un truc qui ne vous donnait pas vraiment le goût de la vie de famille.
(p. 22)

Leur vie durant, les parents d’Anthony avaient eu cette ambition : “construire”, la cabane pour horizon, et tant bien que mal y étaient parvenus. Il ne restait plus que vingt ans de traites pour la posséder vraiment. Les murs étaient en placo, avec un toit en pente comme dans toutes les régions où il pleut la moitié du temps. L’hiver, le chauffage électrique produisait un peu de chaleur et des factures phénoménales. À part ça, deux chambres, une cuisine intégrée, un canapé cuir et un vaisselier avec du Lunéville. La plupart du temps, Anthony s’y sentait chez lui. (p. 28)

L’éducation est un grand mot, on peut le mettre dans des livres et des circulaires. En réalité, tout le monde fait ce qu’il peut. Qu’on se saigne ou qu’on s’en foute, le résultat recèle toujours sa part de mystère. Un enfant naît, vous avez pour lui des projets, des nuits blanches. Pendant quinze ans, vous vous levez à l’aube pour l’emmener à l’école. À table, vous lui répétez de fermer la bouche quand il mange et de se tenir droit. Il faut lui trouver des loisirs, lui payer ses baskets et des slips. Il tombe malade, il tombe de vélo. Il affûte sa volonté sur votre dos. Vous l’élevez et perdez en chemin vos forces et votre sommeil, vous devenez lent et vieux. Et puis un beau jour, vous vous retrouvez avec un ennemi dans votre propre maison. C’est bon signe. Il sera bientôt prêt. C’est alors que viennent les emmerdes véritables, celles qui peuvent coûter des vies ou finir au tribunal. Hélène et l’homme en étaient là, à sauver les meubles. (pp. 97-98)

Rien qu’à la regarder, Anthony se sentait mal. Ces femmes qui, d’une génération l’autre, finissaient toutes effondrées et à moitié boniches, à ne rien faire qu’assurer la persistance d’une progéniture vouée aux mêmes joies, aux mêmes maux, tout cela lui collait un bourdon phénoménal. Dans cette obstination sourde, il devinait le sort de sa classe. Pire, la loi de l’espèce, perpétuée à travers les corps inconscients de ces femmes aux fourneaux, leurs hanches larges, leurs ventres pleins. Anthony détestait la famille. Elle ne promettait rien qu’un enfer de reconduction sans but ni fin. Lui ferait des voyages et des miracles. Il s’autoriserait des choses ; il ne savait pas quoi au juste. (p. 317)

Elle ne lui faisait pas de reproche. Mais au bruit de ses pas, des tiroirs qui claquaient, à sa manière de refermer le frigo, de manger un yaourt, il savait évidemment qu’elle faisait la gueule. Elle n’était même pas furieuse. Elle était triste, et c’était encore le pire. (p. 359)

C’était fou le nombre de femmes seules qui voulaient profiter de la vie. Elles faisaient des balades, s’inscrivaient à des voyages organisés. C’est ainsi qu’on voyait des bus parcourir l’Alsace et la Forêt Noire, gorgés de célibataires, de veuves, de bonnes femmes abandonnées. Elles se marraient désormais entre elles, gueuletonnaient au forfait dans des auberges avec poutres apparentes, menu tout compris, fromage et café gourmand. Elles visitaient des châteaux et des villages typiques, organisaient des soirées Karaoké et des cagnottes pour aller aux Baléares. Dans leur vie, les enfants, les bonshommes n’auraient été qu’un épisode. Premières de leur sorte, elles s’offraient une escapade hors des servitudes millénaires. Et ces amazones en pantacourt, modestes, rieuses, avec leurs coquetteries restreintes, leurs cheveux teints, leur cul qu’elles trouvaient trop gros et leur désir de profiter, parce que la vie, au fond, était trop courte, ces filles de prolo, ces gamines grandies en écoutant les yéyés et qui avaient massivement accédé à l’emploi salarié, s’en payaient une bonne tranche après une vie de mouron et de bouts de chandelle. (p. 379)


Nicolas Mathieu - Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018)

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