Choisir sa douleur, c’est peut-être ça la liberté

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On ne dit pas soixante-dix-sept. On dit sept-sept. Comme une salve qui briserait le silence. C’est important, ici, le silence. Il est partout. Le ronronnement de la nationale au loin, le chant du tracteur, parfois, les pylônes électriques comme des cigales, toujours, et çà et là, des aboiements de chiens. C’est un silence spécial. Le silence du sud 77. On dit sud 77 parce qu’ici, c’est pas Paris. Tu peux partir en vacances dans le monde entier, à Rouen par exemple, si tu dis que tu viens du 77, tu verras, ils te diront Paris. Du coup on dit sud 77. Ça sonne plus exotique. Plus ailleurs. Ça sent presque la mer. On sait bien qu’on est du 77 mais ça marque la différence. Parce qu’ici, c’est pas Paris. Pas encore. Pas comme le nord 77.  (p. 7*)

Pour eux qui seront toujours des nouveaux, c’est l’arrêt de car. Pour nous qui sommes d’ici, on dit juste l’abri. Bloc de béton au milieu des terres, petit cube gris au milieu de la grande étendue, souvent marron, parfois verte, quelquefois jaune, dépend de l’époque, des semences et des jachères, jamais bien compris alors qu’on me l’a souvent expliqué. Une fois ça a été parsemé de rouge, même. Des coquelicots que le père Mandrin a vite fait d’arracher. Vu de là-haut, ça doit faire désordre. Comme s’il était un genre de peintre pour les oiseaux, les avions ou je ne sais quoi. Un peintre un peu bizarre, pas un normal qui ferait des bouquets de fleurs, des dauphins ou des chatons, pas un de ceux qui exposent au Salon de l’artisanat ou dans le calendrier des pompiers qu’ils viennent te vendre une fois l’an, non, un qu’aimerait faire toujours le même tableau, avec les mêmes tracés, les mêmes bandes et les mêmes couleurs, répétées et répétées, toujours les mêmes couleurs : du vert et du marron. Surtout du marron. Et une ligne grise comme du bitume qui coupe le tableau en deux. Et un petit rectangle, gris aussi, juste en bordure de ligne : l’arrêt de car, notre abri. Le marron, le vert, la ligne, le rectangle. Voilà, comme ça, c’est parfait. Alors les taches rouges de coquelicots dans son tableau, ça faisait désordre. (p. 11*)

D’habitude, en règle générale, c’est métallisé et c’est rapide, ça ne fait que passer, ça ne s’attarde pas. Et pourquoi ça s’attarderait ? Courts cris stridents, ils foncent. Pour le boulot, pour le mouvement, pour le tumulte, foncent sur Paris, foncent sur le bitume, foncent dans le brouillard. Mais aujourd’hui, ce matin, c’était lent. Ça ne criait pas. Ça chantonnait presque. Comme une profonde inspiration avant le saut, une turbine en peine qui refuse la noyade, le bourdonnement d’un bourré qui dort, le bruit au-dedans du silo à grains ou le long râle du Fendt 301 du père Mandrin qu’on entendrait au loin, à peine sa silhouette aperçue au bout des terres que déjà son grondement dans tes oreilles et, de longues dizaines de minutes plus tard, ses jantes rouges sous ton regard, mastodonte, vastes cercles qui écrasent le bitume et disparaissent petit à petit en laissant le fracas et puis le vacarme et puis le bruit et puis le son et puis le souffle et puis l’écho et puis le chuchot et puis le doute et le soupir et puis plus rien. Le silence du 77. (p. 6*)

Le silence du 77, il devient insoutenable la nuit. La nationale qui retient son souffle et les pylônes qui grésillent comme une main appuyée sur une plaque allumée. Haute tension. On attend le cri. D’ailleurs seuls les chiens dans leurs enclos ont parfois le courage de lui tenir tête à ce silence, lui montrer les crocs. Les vieux, eux, ont leur double vitrage pour pas l’entendre. L’ignorer. (pp. 27-28*)

Avant, on adorait se poursuivre et s’y perdre dedans tous les trois. Dingue les tournesols comme ça sait où est le soleil. En discussion permanente. Et puis il y en a toujours un qui refuse le mouvement. Qui regarde ailleurs. Seul contre tous et le soleil, il en faut de la force. La fille Novembre, elle était de cette force-là. La force du tournesol qui mate pas le soleil. (p. 87*)

La première claque du shit, tu t’en souviens longtemps. D’abord tu la crains, tu te dis que c’était la pire chose au monde, le pire moment de ta vie, plus que ça se reproduise, tu t’arrêtes bien avant que ses ressacs ne reviennent. Et puis un jour tu la regrettes. Tu te mets à sa recherche. Tu l’idéalises. Un peu comme l’amour. C’est la mémoire qui te trompe. D’ailleurs, ça sert peut-être à ça la mémoire : trouver la vie belle au moins dans le rétro. (p. 97*)

Nous, avec le grand Kevin, quand il allait plus en cours et qu’il restait à l’abri avec moi, on a essayé d’en inventer des mots. Abricar, polnamerde, mollardeux, mandriner ou tractave. Tractave, c’était le plus stylé. Ça vient de tracteur et marave. On va te tractave ta gueule, c’est un peu : On va te défoncer à coups de tracteur. Ça claque. Et puis ça sonne un peu comme si tu chopais le type dans le bourg et que tu le traînais tout du long de la route des grands champs à fond la caisse en passant devant l’abri, et ça jusqu’au Gros Chêne, lui racler la tronche sur le bitume. Là, tu l’as bien tractave ! Mais on l’utilise pas souvent, beaucoup moins que marave. (p. 25*)

Se faire soi-même mal ailleurs pendant que l’autre pince. Régler la douleur par la douleur. Canaliser, catalyser. Se donner à soi plutôt que prendre de l’autre. Ne plus subir la douleur : la choisir. Choisir sa douleur, c’est peut-être ça la liberté. (p. 37*)

Tous ceux qui disent que les mots font plus mal que les coups n’ont jamais rencontré le père de la fille Novembre. Il a l’intelligence des coups, son père. Comme si sa main t’avait compris. Entièrement. Frappait où ça faisait mal. Presque du talent. Il en fallait pour pouvoir faire du mal à la fille Novembre, du talent, elle était tellement forte. Et moi, si peu. Entre ses mains, je n’étais même pas un sac de frappe suspendu à sa chaîne de fer, même pas un entraînement de base, même pas une promenade de santé. Il me frappait sans me voir, le Fléau. Il faisait son cardio. (p. 88*)

À la fille Novembre, ils lui ont dit qu’elle était toute belle et mignonne mais qu’une charmante petite fille comme elle ne devrait pas mettre tout le temps des jeans et que celui-ci était tout crotté, que mettre des robes ne nuirait pas à son genre de beauté. Ils ont rien dit sur son coquard à l’œil gauche. Ça devait aller avec son genre de beauté. Mais ils lui ont quand même demandé comment allait son papa et comment allait sa maman. À moi, cette question, on me la posait plus. (p. 34*)

Et une raclée pour rien, c’est pire qu’une raclée pour quelque chose. Sorcière ou Dame Blanche ou quoi, ça pouvait pas être pire que les deux paumes comme des bêches au bout des bras de son père, ça fend l’air vite vite comme une faux et ça s’abat sec sec sur ta gueule. Costaud, son père. Y avait qu’à regarder les traces sur son corps, à la fille Novembre. C’était un peu comme une carte. Comme si son père y cherchait quelque chose. Il creusait. La preuve en chair de la force de son père. Elle morflait. Les assurances, elles regardent les pare-chocs quand y a des accidents et elles peuvent dire la vitesse à laquelle t’allais avant l’impact. Le corps de la fille Novembre, pareil. Mais sans chiffrage de dégâts. (p. 28*)

La fille Novembre, donc, même si à l’époque je savais pas vraiment ce que c’était parce que j’avais pas encore rencontré le grand Kevin, était une fille. Alors ce jour-là, sur ce muret à côté du lavoir en face du préfabriqué pendant le loto, je lui ai pincé le téton, pour vérifier. Son petit dôme entre mes ongles. De plus en plus fort à mesure que la roue tournait, j’ai vu sa gueule qui douillait grave, mais elle a pas démordu sa lèvre, pas lâché mon regard, pas émis un son. En vrai, à mesure que sa gueule se déformait, j’avais de plus en plus peur. Oui, à mesure que sa gueule se déformait sans jamais sortir de son, la mienne se figeait comme le masque de Scream : j’étais horrifié. Scream, ça c’est un film que j’ai vu. Enzo enchaînerait sur le tableau du type qui gueule sur un pont pour faire son intéressant. Ça durerait des plombes et on verrait pas le rapport. J’avais donc le masque du cri figé, je savais que sa vengeance serait terrible. (pp. 39-40*)

La première fois, ça m’a un peu gêné qu’il me mollarde à la gueule, le crachat qui me coulait sur le front devant les yeux. Et puis on s’est assis l’un à côté de l’autre sur le banc, il l’a essuyé du revers de sa manche, et il m’a expliqué. Et j’ai compris. Enfin, je n’ai pas bien compris l’utilité, mais au fond de moi, par ses mots, par son ton, par le temps qu’il prenait à m’expliquer et par ce qu’il avait dans le regard, braqué sur moi, tendre, j’ai compris. J’ai compris que ça n’avait rien à voir avec les crachats des autres une fois qu’ils m’avaient foutu au sol ou sanglé dans la poubelle. Lui, le grand Kevin, c’était pour mon bien. Pour que je m’endurcisse. Pour que je devienne quelqu’un. Eux voulaient que je sois leur victime, leur mignonne, leur bas de l’échelle, leur moins que rien à jamais ; lui voulait que je devienne comme lui : un vrai, un bonhomme, un dur. Il m’apprenait. (p. 111*)

Des vieux, on en a. Des tas. Y a pas qu’elle, son mari et le père Mandrin, faut pas croire. Il en faut des vieux pour nourrir tous les vers de nos terres. Mais les autres sortent plus de chez eux, peuvent plus déplier leurs genoux ou ont trop d’histoires dans la tête, des ragots sur leurs dos, untel a trompé sa femme avec la voisine du 18, telle parcelle de terrain qui a été escroquée à l’autre, l’arbre de celui-ci bouffe sur la clôture de celui-là, et les cerises qui tombent de l’autre côté mais ça lui appartient quand même, et d’autres trucs comme ça. Ils se prennent pas mal la tête, les vieux, dans la vie. Ça rassure pas pour les années à venir. (p. 26*)

Là, on les aide à descendre, et ils se mettent à boitiller jusqu’à la petite porte d’entrée. Y entrer et embaumer l’espace de leurs odeurs de peau. Toutes et tous agglutinés. Rance. L’odeur de peau des vieux, faudrait réussir à l’isoler. Pour comprendre. Comprendre l’odeur du temps, des paquets d’années entassés. Comme les strates de terre en cours de SVT, à l’époque où j’y allais encore. Cette odeur qui te fout le vertige des falaises, cette odeur de peau de vieux, elle imprégnait la salle, tu la sentais dans ton nez à peine passé la porte. Peur qu’elle t’accroche les vêtements.  (p. 35*)

Il y a eu gros débat au début sur les vieux Arabes, d’ailleurs. Parce que, eux, ils font tous les lotos de la région, et ils raflent toutes les mises – centrales vapeur, frigos, écrans HD, rollers, encyclopédies –, de vrais mercenaires, ils sont ultra-entraînés, ultra-équipés, ultra-organisés par famille et ne viennent pas de chez nous. Alors nos vieux se sont plaints, au début, il fallait leur interdire l’accès, c’était de la concurrence déloyale, déjà qu’ils profitaient des allocs ils allaient pas en plus profiter du loto. Des solutions avaient été proposées comme par exemple ne plus faire de pub avec des affiches aux feux rouges, ou que la date du loto reste un secret entre initiés, date et lieu cryptés avec un code à dire à l’entrée, ou bien que les lots ne soient plus que du cochon et de l’alcool, ils pouvaient pas gagner ça, les vieux Arabes, le cochon et l’alcool. Mais parmi nos vieux il y avait ceux qui ne mangeaient plus de cochon, ne pouvaient plus boire d’alcool, et un loto sans sa centrale vapeur à gagner, c’était plus un loto. Et puis l’association qui organise le loto a dit que plus y aurait de monde à acheter des cartons colorés avec les grilles et les numéros, plus l’association aurait de l’argent, et donc plus les lots à gagner seraient gros. Et les vieux Arabes achetaient beaucoup de cartons colorés. Alors à ce rythme-là, on pourrait peut-être avoir des machines à laver ou des antennes satellites avec abonnement prépayé comme premier prix. Et même, si l’association faisait rentrer beaucoup de sous, elle pourrait offrir des places pour une comédie musicale sur Paris, affréter un car pour que tout le monde aille la voir, avec des chanteurs, de la chorégraphie et tout, comme dans les émissions du dimanche après-midi. Oui, plus il y aurait de vieux Arabes, plus ce serait envisageable. Alors là, nos vieux ont arrêté de râler et se sont équipés eux aussi en pions métallisés. (pp. 35-36*)

Un vieux m’a un jour expliqué qu’à l’époque de l’usine de bobines électriques, vivre dans ces barres, c’était le top du top. Rolls-Royce. Dur à y croire quand tu vois les fissures dans le béton, peinture mauve dégueulasse, cages d’escalier à écho, bouts de rambarde pour tétanos et craquelures dans le ciment des places de parking où des herbes poussent entre. Mais à l’époque de l’usine, le vieux m’a dit que c’était le grand luxe. Royal. Eau et gaz à tous les étages. Et garderie pour les gosses. Et clubs sportifs avec tournois de volley-ball, championnats de pétanque, week-ends en forêt, voyages en train, pique-niques et barbecues. La totale. Ça se battait pour venir ici, dans le 77, comme le premier jour d’ouverture du centre commercial de Melun. Maintenant l’usine elle est fermée et y a des têtes fripées aux fenêtres des bâtiments et des dos voûtés sur leurs Nike Air nickel devant les halls d’entrée. Ça se regarde. Ça attend. Ça hume l’essence de la station d’à côté. Ça s’emmerde ferme. Ils ont vraiment une vie de merde à Champagne-sur-Seine, pas vraiment la ville, pas assez la campagne, alors quand on passait devant leurs bâtiments, avec nos sapes pleines de marron de boue, ils nous coursaient. Nous, avec Enzo, on a toujours couru. La fille Novembre, non.  (p.44*)

Et c’est là que je l’ai vu : Jérémie Meunier, regard dur, mâchoire crispée, assis sur le muret juste face à moi, ses semelles sur mes épaules. Lui aussi, il allait me pousser. Cette victime, ce bouffon, ce fragile osait s’en prendre à moi. Il venait de briser la secrète promesse. Ce pacte silencieux des souffre-douleurs. Cet accord tacite qui nous garde encore parmi les humains. La base de la fraternité du bas de l’échelle, celle qui maintient le tout en place, verticale. Le dernier rempart à la barbarie : aucun ras-du-sol comme nous ne doit creuser de ses ongles terreux la tombe de l’autre. Chacun de nous le sait. Il y a les victimes, les suiveurs et les chefs. Il y a les maravages, les exécutions et les châtiments. Il y a les ordres, les supplications et les rires. Il y a les surnoms, les coups de lattes et les larmes. Il y a les mains dans le dos, les béquilles dans les cuisses, les poings dans les côtes. Il y a une pyramide à maintenir, une hiérarchie à respecter, un escalier à emprunter pour devenir enfin un homme, et ça c’était évident. Aussi évident que la solidarité entre victimes. Sans ça, on est foutu. Sans ça, c’est la jungle, et nous des vers. Bien entendu, aucun de nous deux n’oserait aider l’autre dans ce genre de situation, trop occupé qu’il serait à maintenir la sienne loin des coups, trop heureux de pouvoir rêver à des jours meilleurs, une ascension prochaine tant attendue et tant méritée. Mais il est hors de question d’écraser l’autre pour y parvenir. Risque pour l’un d’être enfoncé plus bas que terre. Mérite limité pour l’autre. Trop à y perdre, pas assez à y gagner. Alors, prononcer quelques insultes, faire mine de balancer quelque chose, rater sa cible de plusieurs mètres, ricaner entre deux rictus, d’accord. Il faut bien donner une bonne impression au groupe, prouver qu’on en a là-dedans et qu’on saurait y faire, nous aussi, à notre tour, plus tard, une fois sacré vrai bonhomme, être cruel avec les victimes futures. Mais pas porter de coup. Jamais. Ne jamais leur offrir ce spectacle de deux victimes se fusillant du regard, s’attrapant par les pieds, se propulsant du muret dans la pente et roulant en boule de poings, paumes, gifles, pieds, coudes, talons, cris, crocs, glaires, ongles, griffes, jambes, genoux, couilles, râles, nœuds et les encouragements des autres si heureux, comme en cette fin d’après-midi de Saint-Fortuné là où j’ai terminé face contre terre, arcade sourcilière et fusil à pompe pétés, l’odeur de l’herbe et le goût du sang à en avoir le tournis, le bourdonnement du ciel et les applaudissements des gars comme structure rythmique au Il a niqué Mignonne ! Il a niqué Mignonne ! qui résonnait en boucle dans mon crâne. (pp. 75-76*)

Si la fille Novembre a gagné son identité à la force de ses poings, si Enzo est devenu le Traître en conséquence de ses actes, moi j’ai longtemps eu pour surnom le salaire de mes larmes. Larmes qui coulèrent sur mon corps de lâche. Larmes de mes yeux aux pourtours trop sombres et aux cils trop longs sur une face trop fine. T’as de beaux yeux, tu sais ? T’as mis du mascara ? Ça prend pas trop de temps le matin ? T’es belle, toi. Alors, tu souris pas ? Hé, Mignonne, j’te parle. Tu vas pas pleurer quand même, hein, Mignonne ? Ça pousse quand, là-dessous, Mignonne ? Mignonne.  (p. 71*)
*sur ma liseuse

Marin Fouqué - 77 (Actes Sud, 2019)

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