Il n’y a pas de guerre qui ne soit pas civile et nous finirons massacrés par nos frères

Soldat croate (?) pendant les guerres des Balkans, 1990s
[trad. du tag sur le mur: Seigneur, si je meurs jeune, envoie-moi au paradis car je suis déjà allé en enfer]




[…] de quelque côté que je le prenne, le vol de l’aigle à l’aplomb de mes yeux quand je suis étendu dit sans ambages le rebours du décompte. (p. 10)

[…] nous sommes dans un temps d’attentats, de violence, de respirations courtes, d’hébétudes transitoires, de confusions profuses, un temps de crépuscule, car nous sommes dans des villes hantées par des fantômes, hantées par des mendiants, et quand les uns nous parlent nous entendons les autres, nous tendons des aumônes, nous ramassons des balles, nous allons et venons, traînant des corps lassés, la question de la mort nous cerne en maints endroits et nous ne savons trop où poser nos fardeaux (pp 10-11)

Ces gars-là, les marioles, sont des fantômes, dit-on, des fantômes déjà morts, avantage décisif. Leur mort, effective à nos yeux, est venue les saisir à l’heure où ils portaient la main à leur ceinture, d’un geste machinal, d’un geste de fantôme mort depuis quelques heures, quelques jours, quelques mois ; ils se savaient tous morts, nous les pensions vivants. Quand ils étaient vivants à leurs yeux, aux nôtres ils présentaient des allures de fantômes, nous ne les voyions pas. Pourtant déjà tendus, et souples, souvent splendides, à leurs ceintures déjà ils portaient leurs doigts fins, en ajustaient la boucle, et parfois effleuraient, s’attardaient un peu sous la ceinture, comme s’ils voulaient sortir ce qui étaient caché pour que le monde sache ce qu’ils étaient vraiment, mais la ceinture tenait lieu de rempart solide à cette tentation inavouable et si douce. Et nous ne voyions pas. Quand à leurs propres yeux ils se sont faits fantômes, soudain nous avons vu, compris que ces ceintures enserraient notre mort, et dans le feu brutal de leur déflagration nous avons vu aussi se lever nos squelettes et qu’en la destruction nous serions soudain frères. Tout cela nous troubla. (p. 11)

Et l’an quinze continue, même en dix-sept où j’écris on est encore en quinze, je crois qu’on va rester un bon moment en quinze. C’est bien pour cela que les chronologies sont des fictions : on reste parfois des années dans une année ; par exemple quatorze, du siècle précédent, a duré au moins jusqu’en dix-huit, mais jusqu’à ce que dix-huit ferme, ou plutôt suspende, ce que quatorze avait ouvert, on est restés en quatorze. Il n’échappe à personne que c’est à cent ans, tout rond, d’ici. Et les Syriens, ça fait sept ans qu’ils sont en onze. Si j’ajoute qu’il semble qu’une partie des infamies proche-orientales actuelles vienne de décisions prises à cent ans, tout rond ou presque également, d’ici, en seize pour être précis, on comprendra qu’on n’est pas sortis de l’auberge pour avoir laissé s’accumuler bien trop de vaisselle sale. Fiction pour fiction, on peut même résumer l’affaire en disant que, nous autres de l’Europe comme eux autres du Proche-Orient, nous sommes en quatorze de puis exactement cent trois ans. Un bail. (p. 15)

Le corps malade de l'Europe, le corps malade du monde, c'est le mien. Frappez et j'ouvrirai. Frappez et entrez, ceci est mon corps et mon corps est le vôtre, voyez l'état du monde. Tout est ouvert, voyez, les marchés, les frontières, les femmes et les hommes, et rien n’a jamais été aussi fermé que ce tout parce que rien n’est ensemble. Car une bonne moitié, voire les deux tiers, de ce qui est ouvert est en réalité éventré, c’est-à-dire ouvert de force, ouvert sans consentement, ouvert par le tranchant des lames, la force de l’argent, les rafales de kalach, le chantage à la faim et le sexe des hommes. (pp. 20-21)

Les sept marioles de novembre quinze sont mes frères. Je ne l’écris pas pour soulever l’indignation ni dire qu’en moi repose un peu de leur errance, un peu de leur déréliction, car ce sont des gens de haine dont me sépare le goût qu’ils ont à se détruire. Je l’écris pour redire qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit pas civile et que nous finirons massacrés par nos frères. (p. 23)

Qu’avez-vous fait de Thèbes, Djibril et Malek, Hicham et Souleymane, Reda, Hakim, Sofiane ? Qu’avez-vous fait de vous et de ces noms de soie qu’on vous avait donnés ? Que charge-t-on son arme de dire à ceux qu’elle pointe ? Ô vous que j’ai aimés et qui m’aurez perdu. (p. 33)

À l’heure du décompte, penser non plus aux comptes non réglés avec les ancêtres mais à tâcher de reprendre contact avec eux, ne serait-ce que pour leur dire qu’on vient de pénétrer dans la zone incertaine, chaotique, fragmentée, mais au fond presque familière, comme  si on l’avait arpentée dans une vie antérieure, qui forme une sorte de sas entre la vie que l’on a eue et celle qu’on n’aura plus. (p. 53)

Djibril ou Hicham, l’un des sept au hasard, dis-moi à quel endroit, en quel lieu, à quelle heure et en quelle occasion la joie qui te portait est devenue mauvaise. Dis-le comme un serment, dis-le comme un secret, dis-moi comment ta peine a pris le nom de Dieu, t’a insufflé la force de devenir fantôme. Dis-moi de quoi est fait l’air que tu respires, et les hauteurs atteintes qui te rendent invincible décris-les moi d’un mot, d’une phrase, d’un sourire, à moi qui n’entends pas le langage des armes. (p. 58)

Vous aimer, Hicham, j’aurais voulu vous aimer
Mêler mon corps aux vôtres comme au temps de vos pères
Mais quand je tends la main vers vous c’est comme un gouffre
Qui s’ouvre sous mes doigts
(pp. 63-64)

Mais vous avez opté pour le puritanisme, qui est la pire des pègres, dans lequel on s’enroule pour ne pas être pris aux sortilèges des corps, aux vertiges du désir, quand on se sait fragile, inquiet et maladroit, quand on ne veut pas voir, au plus secret de soi, ce qui travaille et sourd du moindre de ses muscles, l’envie d’étreindre l’autre, quels que soient sa couleur, son sexe et ses obéissances, et l’envie d’être étreint, de chavirer ensemble. (p. 69)

La force qu’il vous donne, ne pas craindre la mort, et la faiblesse, conjointe, qu’il nous insuffle, craindre de perdre la vie, ne vous laisse à rêver que de brèves victoires, car vous perdrez, bien sûr, demain, un autre jour et je ne sais combien d’autres cadavres plus tard. Maintenant vous le savez, vous les sept, puisque vous voilà morts, de quoi se paie l’inouï concentré de violence dont vous avez laissé vos jeunes corps occupés : l’horizon du néant brutalement rapproché, et bientôt dépassé, non pas la compagnie de je ne sais quelles vierges mais de cent trente morts tout aussi morts que vous – et nous en compagnie de cent trente-sept fantômes, interdits, bras ballants et frappés de stupeur, ne sachant plus que faire pour commencer encore avec ces nouveaux morts et les anciens vivants. (p. 70)


Mathieu Riboulet - Les Portes de Thèbes.
Éclats de l’année deux mille quinze
(Verdier, 2020)

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