Peter Hujar. Speed of Life



« Mes personnages ont du style, mais de façon un peu obscure.
La plupart ne sont pas connus, ou alors connus d’un tout petit public ;
mais dans leur domaine, la création, ce sont tous des aventuriers
qui ont un certain type d’esprit. »

Peter Hujar (cité p.25)


Je l’ai sûrement déjà dit ici, j’évite tant que faire se peut les grands rassemblements. C’est la raison pour laquelle, en dépit de leur attrait, je ne vais voir aucune des grandes expositions parisiennes.
Mais il est un musée, pour peu qu’on puisse choisir son heure de visite, dont l’affluence reste gérable pour moi : le Jeu de Paume.

En octobre dernier, le Jeu de Paume présentait une rétrospective Peter Hujar, Peter Hujar, Speed of Life, qui m’intéressait particulièrement. Je connaissais un peu le travail d’Hujar que j’ai découvert dans les années 80 et l’occasion était tentante de visiter cette expo qui, en plus, ne se trouvait qu’à 10 minutes à pied du bureau.
J’avais donc prévu d’aller y faire un tour pendant une de mes pauses déjeuner.
Sauf que…

Le mouvement des Gilets Jaunes et les grèves qui s’ensuivirent dans les transports parisiens ont réduit mon projet à néant.
Mais ce qui est bien avec la photographie, c’est qu’on peut se consoler avec le catalogue beaucoup plus facilement qu’avec la peinture qui « perd » toujours quelque chose en passant à l’impression.
Et avec ce catalogue, Peter Hujar, Speed of Life, je n’ai pas été déçu. Non seulement les reproductions sont d’excellente qualité mais les trois essais qui les accompagnent sont très éclairants sur la personnalité et le travail du photographe.

Tout bien considéré, l’apparence qu’on se donne devant l’objectif est à la fois une fragile façade et l’expression inaliénable de ce qu’on est – car qui, sinon la personne à l’intérieur, affiche cette façade ? C’est là un des grands thèmes exploités par Hujar, et il en ressort que personne dans ses portraits n’est ni tout à fait un monstre, ni tout à fait un héros. Sur le plan du contenu, il est aussi inépuisable car ses implications varient selon chaque personne et chaque moment. (p. 20)

L’œuvre de Hujar et celle de son jeune contemporain Robert Mapplethorpe reflètent le courant profond de l’évolution sexuelle qui se manifeste avec tant de force dans les années 1970 et 1980. Les deux hommes vivaient dans l’East Village, à seulement une dizaine de rues l’un de l’autre. Ils gardaient leurs distances mais avaient beaucoup de points communs : tous deux étaient gays, tous deux ont photographié le nu masculin et laissé des portraits, parfois des mêmes personnes. Chacun célébrait dans ses photos la visibilité croissante du monde gay dans la vie quotidienne de la ville, mais le travail de Hujar, bien que formellement abouti, est intime et espiègle, tandis que les photographies de Mapplethorpe sont impersonnelles, empreintes de l’élégance glaciale d’un pur formalisme. À mesure que la réputation de Mapplethorpe grandissait dans les milieux artistiques, Hujar devenait de plus en plus découragé par son propre travail ; « Ça ressemble à de l’art », disait-il avec mépris, mais il n’arrivait pas à croire que ça en fût vraiment. (p. 42)

Sous le nom anagrammatique de Jute Harper, il se mit à vendre des photographies au format carte postale […] qu’il diffusait par le biais de certains magasins du Village […]. Les photos « purement osées » ne représentaient rien pour lui ; il les jugeait « trop faciles à faire ». L’existence de Jute laissait l’artiste en lui intact. […] Lorsque, travaillant sur un thème sexuel, Hujar aimait l’image qu’il produisait, il disait : « Je veux que les gens puissent l’éprouver tactilement et sentir son odeur » Chez Mapplethorpe, à l’inverse, « les photos ont le ‘look artistique’ parfait. Il peut photographier une grosse bite […] et lui donner cette allure impeccable, comme si c’était une fleur exotique […] qui ferait joli dans le salon. Une image qui n’a pas d’odeur, ni de température. Quelque chose de très lointain. » (p. 24)

En fin de compte, « Peter a eu exactement ce qu’il voulait », dira son ami Steve Turtell. « Il m’a dit un jour : « Je veux qu’on parle de moi à voix basse. Quand les gens parlent de moi, je veux qu’ils chuchotent ». » (p. 43)


Une époque féconde pour l'underground new-yorkais, une œuvre singulière, un artiste à la personnalité paradoxale qui, tous, trouvent dans ce luxueux catalogue un écrin à leur démesure.


Dans la vidéo ci-dessous, vous pourrez (re)découvrir les œuvres principales
de l'exposition Peter Hujar. Speed of Life.


Petit clin d’œil : si vous pensiez ne pas connaître Hujar avant de lire ce billet, il y a pourtant de fortes probabilités pour qu'une de ses œuvres vous soit particulièrement familière.
Son cliché, Orgasmic Man, 1969, tiré de sa série de portraits de jeunes hommes capturés au moment de l'orgasme, a été choisi pour illustrer la couverture du roman Une vie comme les autres (A little life), d'Hanya Yanagihara.

Peter Hujar. Speed of Life (Jeu de Paume, Paris / MAPFRE, Barcelone, 2019)
Une remarquable faculté de discernement — Joel Smith
Peter Hujar : Éros, c’est la vie — Philip Gefter
Peter Hujar à La Nouvelle Orléans — Steve Turtell

Traduction de l’anglais (États-Unis) : Fabienne Durand-Bogaert
et Jean-François Allain

Commentaires

  1. Eviter les grands rassemblements est plus que conseillé actuellement, de toute façon. ^_^

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Apparemment, ce n'est pas vraiment clair dans l'esprit de tout le monde... 🤬

      Supprimer
  2. Tiens, je ne connais pas ce musée, je viens de voir qu'il se situe dans le Jardin des Tuileries.. reste à savoir quand reprendront les déplacements professionnels (pas tout de suite, a priori) pour que je puisse réparer cette lacune !!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si tu aimes la photographie (et l'image au sens large du terme), le Jeu de Paume est ton musée 🤩

      Supprimer
  3. J'ai manqué cette exposition ( notamment pour les mêmes raisons ). J'étais motivée par le fait que je connais pas franchement cet artiste, et qu'ensuite, comme toi, j'aime beaucoup le Jeu de Paume :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Non seulement, la période a été fortement bouleversée, mais en plus, si on prend la période des fêtes de fin d'année en compte, je trouve que cette expo n'a pas été programmée très longtemps finalement...

      Supprimer
  4. Tu me donnes très envie de feuilleter ce bouquin ! J'ai moi aussi raté cette expo à mon grand regret...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si tu avais envie de voir l'expo, ne te prive pas de lire, relire, et déguster ce très beau catalogue.

      Supprimer
  5. je me souviens de ce musée pour une expo consacrée à Marilyn. J'adore ce photographe, merci pour la vidéo tellement riche ! oui les catalogues sont très pratiques (et pour les rassemblements, nous sommes tranquilles pour un certain temps...)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les grands rassemblements reviendront toujours bien trop tôt à mon goût, de toute façon 😋
      Parce que pour une autre raison j'ai aussi raté l'expo Dorothea Lange, je m'étais fait offrir le catalogue pour Noël. Là aussi, ça compense beaucoup la déception de n'avoir pas vu les originaux.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Si le post auquel vous réagissez a été publié il y a plus de 15 jours, votre commentaire n'apparaîtra pas immédiatement (les commentaires aux anciens posts sont modérés pour éviter les spams).