Avec son auto et ses millions tout frais, il lui était venu aussi des principes

Liane de Pougy (album Reutlinger t.23, vue 9) BnF-Gallica


Et puis ce fut la guerre. Bragance mobilisé partit. Tout à coup, Francine fut comme transformée. La guerre la jeta comme tant d’autres dans un bureau, puis dans une ambulance, dans un consulat ensuite. Elle connut des hommes comme elle n’en avait jamais vu. Jusque-là elle avait été honnête, par atavisme sans doute, par un reste de la vertu revêche de ses aïeules. Mais celle-ci ne la protégea pas longtemps. Elle était libre, ses parents morts. Pendant ses brèves permissions, son mari ne s’apercevait de rien ou feignait de ne rien voir ; ses enfants poussaient tout seuls. Bien vite, elle sut se farder, s’habiller. Elle devint belle, avec un air de paresse et de plaisir sur sa figure, toujours joyeuse à présent.
(p. 19*)

Et certes personne, en voyant passer, avenue du Bois, cette ravissante poupée dont les compagnons changeaient si souvent et ces gamines pâles, ne se fût douté qu’elles étaient parfaitement en règle avec la société, qu’elles avaient quelque part un mari et un père, et qu’elles formaient, si bizarre que cela pût paraître, quelque chose de semblable à une famille.
(p. 19*)

Le jeu préféré des petites filles était encore de s’installer dans la chambre de petite mère et de fouiller méthodiquement tous ses tiroirs. Le jeudi, Gabri et Michette y demeuraient des heures entières. Elles ouvraient toutes les armoires ; elles se coiffaient des chapeaux de petite mère : ils paraissaient tellement bizarres, juchés au-dessus de leurs figures enfantines, des boucles dansantes de Gabri et des blonds cheveux plats de Michette, en frange. Elles jouaient avec les bijoux sans valeur que petite mère laissait sur sa table. Elles se fardaient, puis se contemplaient longuement dans la glace en tirant la langue. Elles ouvraient les sacs de petite mère, lisaient ses lettres, et certaines phrases faisaient rêver longtemps Gabri.
(p. 22*)

Gabri adorait sa petite sœur, mais jamais sa tendresse ne se traduisait en caresses de langage, en câlineries. Elle la bousculait, la taquinait, la battait quelquefois. Seulement, avec l’argent de son goûter, elle achetait des bonbons à Michette ; elle la défendait à coups de poing et de griffes contre ses compagnes de cours. Elle ne savait même pas à quel point elle l’aimait.
(pp. 22-23*)

Cependant son chagrin força le pardon de tout le monde, de tout ce menu peuple de voisins, de concierges, humble et redoutable, grand dispensateur de lettres anonymes et de dangereux potins. On lui pardonna le scandale de sa rentrée, au petit jour, dans la maison funèbre, ses amants, sa beauté, l’abandon où l’avaient laissé ses filles, on oublia tout parce que sa douleur fut violente et bavarde.
Mais Gabri ne pardonna pas.
Gabri haïssait les sanglots bruyants de sa mère, sa voix perçante qui disait trop haut des choses sans simplicité, les larmes qu’elle reniflait par une longue habitude du « rimmel », qui brûle les yeux quand on pleure. Gabri avait une méfiance instinctive des peines qui s’étalent trop complaisamment. Et, avec toute l’intransigeance terrible de son âge, elle méconnaissait ce qu’il pouvait y avoir de sincère dans ce désespoir digne d’un cinquième acte de mélodrame. Elle le condamnait en bloc. Elle le jugeait faux, fabriqué exprès pour apitoyer les autres. Elle-même ne pleurait jamais. Mais tout le temps elle gardait dans son cœur l’image de Michette mourante, de ses petits bras tendus n’étreignant que le vide, et une rancune féroce, une espèce de haine abominable s’éveillaient en elle.

(pp. 30-31*)

Car elle était riche et elle savait à présent que la fortune, à quatorze ans, ne signifie pas seulement du confort, des jouets et des jolies robes, mais encore, mais surtout des leçons ennuyeuses, la tyrannie de l’institutrice qui ne vous quitte pas plus qu’un geôlier, une discipline de prison, les devoirs quotidiens que l’on parviendrait à aimer, rendus haïssables à force d’imbécile contrainte, des plaisirs idiots et l’affreuse monotonie des jours, ces limbes où l’on vous maintient, où l’on vous étouffe avec la meilleure volonté du monde… La mère de Gabri s’était mise trop tard à s’occuper d’elle pour ne pas le faire d’une manière exemplaire. Car, avec son auto et ses millions tout frais, il lui était venu aussi des principes. Elle oubliait de bonne foi la façon dont elle avait laissé pousser Gabri pendant onze ans.
(p. 38*)

M. et Mme Bragance étaient fort inexacts ; les heures de repas variaient tous les jours selon leurs affaires ou leurs plaisirs. Le chef de famille arrivait souvent après neuf heures et s’informait ingénument : « Je ne suis pas en retard ? » Quant à Francine, elle entrait en coup de vent, se laissait tomber sur sa chaise en soupirant : « Je suis tuée… Ces magasins… ces essayages… » tandis que ses yeux brillants et meurtris semblaient poursuivre dans le vague un souvenir coupable et doux.
(p. 40*)

[…] elle regarda la phrase écrite avec un petit frisson voluptueux ; elle savait très bien que jamais elle n’aurait le courage d’envoyer cette lettre, qu’elle allait immédiatement la déchirer. Mais elle éprouvait à manier ce bout de page noircie le même terrible plaisir qu’elle eût ressenti à tenir entre ses mains un pistolet chargé. Elle lisait, relisait ; elle ne pouvait se résoudre à déchirer le dangereux chiffon ; elle était comme hallucinée par la forme même des mots qu’instinctivement elle avait tracés d’une haute écriture impersonnelle, soigneusement déguisée.
(p. 50*)

[...] ses principes étaient faits d’une étoffe malléable et souple, taillable et changeable à volonté.

(p. 53*)

Debout l’un devant l’autre, ils se dévisageaient âprement.
Les cinq années écoulées avaient pesé lourdement sur eux. La beauté de Francine, faite surtout de fraîcheur et de vigueur, éclatante, voyante, avait eu la maturité brève de certains fruits trop pleins de sève. Elle se fanait déjà. Il semblait à Charles que cette image convenait aussi à leur amour trop violent, trop ardent ; il y a de ces pêches savoureuses, trop tôt mûres, qui commencent à pourrir par le dedans et se gâtent un beau jour sans qu’on sache pourquoi.

(p. 60*)

Pour cette petite fille intacte, la danse, c’était presque l’amour, qu’elle ne connaissait pas. Ces enlacements, ces corps-à-corps, ce lent balancement rythmé, ces frôlements, le silence des danseurs et cette musique sauvage, tout cela, c’était une volupté sans danger, poétisée, voilée, sournoise.
(p. 65*)

L’amour, souvent, comme une blessure, ne se révèle que par la souffrance.
(p. 96*)

Alors ils préféraient se taire, lâches comme tous les heureux, car ils étaient heureux malgré tout, d’un bonheur étrange de déments.
(p. 114*)

*sur ma liseuse

Irène Némirovsky - L’Ennemie (Denoël, 2019) [1928]

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