« Je voulais que les lecteurs aient connaissance de ce fait historique qu'on leur cache » - Damian Barr

 

Tout ira bien (You will be safe here), de Damian Barr, est sorti au Cherche Midi le 27 août dernier. Vous ne vous en souvenez probablement pas, mais ça avait été mon coup de cœur de juin 2019.
À l’époque, comme j’avais déjà été emballé par Maggie & me, le récit autobiographique de l’auteur, j’avais eu envie alors de faire les choses en grand, en vous le faisant découvrir à travers un court entretien.
Quand je l’ai contacté, Damian Barr m’a appris que le roman était en cours de traduction et qu’il se ferait un plaisir de répondre à mes questions quand le roman sortirait en France. Et il a tenu parole, malgré un planning chargé. Car, en plus de sa chronique dans The Guardian, Damian Barr anime depuis 2008 le Literary Salon, des rencontres qui réunissent auteurs et lecteurs. Il est aussi le créateur et l’animateur de The Big Scottish Book Club, l’unique émission télévisée consacrée aux livres, diffusée sur BBC Scotland. Pour faire court, on pourrait dire que c’est le François Busnel écossais.

Dans une vidéo réalisée pour la Rentrée Littéraire du Cherche Midi (disponible aussi en fin de post), Damian Barr présente l’histoire et le cadre de Tout ira bien. Il revient aussi sur sa genèse. Aussi, j’ai préféré explorer avec lui d’autres aspects du roman.
Sans doute le visionnage de la vidéo vous permettra de mieux apprécier l’entretien qui suit. 

Pour les puristes, la version originale de l'entretien est disponible ici.

Je terminerai en remercient ici chaleureusement Damian Barr pour la disponibilité et la générosité dont il a fait preuve à mon égard. Un grand merci aussi à Benoît pour sa réactivité.

Crédit photo © Daisy Honeybunn.Honeybunn Photography

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Les Britanniques ont-ils largement connaissance de l'existence des camps de concentration durant la guerre des Boers ? Ce fait d’histoire est-il enseigné à l’école ?

Non, cet épisode de l’histoire n’est pas inscrit au programme qui se concentre plutôt sur les Tudor ou la Première et la Seconde guerre(s) mondiale(s). Vu comment la guerre des Boers a changé la nature même du conflit, notamment par la création des camps de concentration, ce sujet est peu enseigné dans nos écoles.
L'Empire est considéré comme allant de soi et n'est pas suffisamment remis en question. Nous nous focalisons sur les guerres mondiales parce que nous étions dans le camp des « gentils ». Lors de la guerre des Boers, la Grande-Bretagne a été fortement critiquée, à juste titre, dans la presse européenne, y compris en France. Aujourd’hui, on évoque ce conflit avec une sorte de tendresse, comme s’il s’agissait d’une aventure de l’époque victorienne.
En ce moment, beaucoup d’écrivains du mouvement Black Lives Matter #BLM font un travail qu'ils ne devraient pas avoir à faire au travers duquel ils remettent en perspective les versions de certains faits inscrits dans l'histoire telle qu’elle est diffusée aujourd’hui. À ce sujet, je suis impatient que soit publié Empire Land, de Sathnam Sanghera.


Entrelacer les histoires de Raymond et Sarah, qui se déroulent à plus d’un siècle d’écart, vous a-t-il paru évident dès le départ ?

Tout à fait. Combien des choix que nous faisons dans le présent sont-ils influencés par le passé ? 
J’aime l’idée que nous puissions être influencés plus que nous pensons l’être par des personnes et des événements qui nous ont précédé. Cela me passionne : est-il possible d’échapper au passé sans savoir de quoi il retournait ? Les actes et événements du présent ont-ils le pouvoir de « guérir » le passé ?


Quelle relation les Britanniques entretiennent-ils avec l’Afrique du Sud, en comparaison avec d’autres anciennes colonies de l’Empire, comme l’Inde ou l’Australie ?

Je ne peux pas parler au nom des Britanniques car nous sommes tous aussi différents que les autres nations du monde. 
Mais ce que je peux dire, c'est qu'ayant grandi dans les années 1980, j’ai participé avec mon école à des actions anti-apartheid, donc j'avais tout à fait conscience de ce qui se passait là-bas, à cette époque-là. Et tout cela m'est resté, ces images de massacres et d'émeutes, le sentiment d'injustice. J'ai ressenti le besoin d'analyser et de comprendre tout cela, en fonction de qui je suis.


En mettant en lumière ce fait volontairement gardé dans l’ombre, pensez-vous que vous, écrivain écossais, avez participé à briser le tabou des camps et ainsi ouvert la voie pour que d’autres auteurs, sud-africains particulièrement, puissent s’y attaquer à leur tour ?

Je voulais que les lecteurs aient connaissance de ce fait historique qu'on leur cache, et qu’ils comprennent qu’on persiste à en nier la réalité.
Pas plus tard qu’en 2019, lors de l’émission Question Time de la BBC, Jacob Rees-Mogg [Leader de la Chambre des communes et Lord président du Conseil dans le gouvernement Johnson] a encore menti à ce sujet.
La série Years & Years, de Russell T. Davies fait mention de ces camps de concentration . Il existe a une vaste littérature sur ce sujet en Afrique du Sud, comme KampHoer par exemple [The Camp Whore, de Francois Smith].
Je crois qu'il y a encore beaucoup d'histoires à raconter et de voix à faire entendre.


Quelles étaient vos craintes en vous attaquant à un tel sujet ?

J'en savais si peu et j'ai dû en apprendre tellement ! Il m’a aussi fallu savoir à quel moment arrêter mon travail de recherche.
L’écriture de ce livre m’a demandé 7 années. Par moment, il me hantait jour et nuit ; j'en ai même fait des cauchemars !
Je me sentais investi d’une grande responsabilité, et c’est toujours le cas. Pour donner vie à l'Histoire et à mon histoire, il fallait que je trouve mes personnages et que j’apprenne à les connaître - c'était la clé.


Votre récit autobiographique, Maggie & me, est un livre très personnel qui vous expose au monde très intimement. De ce point de vue, cela vous a-t-il été plus facile d’écrire Tout ira bien ?

Pour moi, dans les deux cas, j’avais une responsabilité envers les personnages réels, imaginés, vivants ou morts. Je pensais que la fiction serait libératrice, mais on ne se libère jamais vraiment de son cadre moral, et ce ne devrait jamais être le cas. Il y a autant de moi dans le roman que dans mon récit autobiographique, il suffit de savoir où chercher. L'un est la clé de l'autre, peut-être.

 
Je suppose que vous avez donné votre roman à lire à la mère de Raymond. Je me trompe ?

Non. En effet, Wilna Buys a très généreusement et longuement échangé avec moi par e-mail avant et après mes recherches et la rédaction du roman. J'ai même passé quelques jours avec elle en Afrique du Sud.
C'est quelqu’un de courageux qui se sent coupable de la mort de son fils Raymond, tué par les garçons et les hommes qui dirigeaient ce camp. À ce sujet, je vous renvoie vers cet article édifiant du Guardian.


Vous a-t-elle fait part de ses impressions ?

Wilna est heureuse que le livre soit dédicacé à son fils Raymond.
Mon personnage Willem n’est pas Raymond, mais ce que vit Willem dans le camp où il est envoyé dans le roman est en partie le reflet de l’horreur à laquelle Raymond Buys a été confronté dans la vraie vie. Ces camps qui promettent de « faire des hommes des garçons » existent toujours en Afrique du Sud et dans d’autres pays. Ils perpétuent une masculinité toxique qui tend à broyer tout jeune garçon différent, de quelque manière que ce soit.
Wilna est convaincue que ce livre pourrait apprendre à d'autres parents ce qu'elle ignorait à l’époque. Donc, peut-être de les empêcher d'envoyer leurs fils dans de tels endroits et, ainsi, peut-être sauver des vies.


La promotion de votre roman vous-a-t-elle permis de retrouver l’ami d’enfance auquel vous a fait penser Raymond ?

Raymond Buys m'a rappelé un ami d’enfance que j’ai perdu de vue. Quand j'ai vu la photo de Raymond dans l'article qui lui était consacré, j'ai cru voir mon ami. Cela a engendré une connexion émotionnelle entre Raymond et moi qui s'est développée et intensifiée depuis.
Je n'ai pas eu de nouvelles de cet ami et peut-être que je n’en aurai jamais, on ne peut jamais savoir.

 

 Damian Barr - Tout ira bien
(Cherche Midi, 2020)
You will be safe here - Traduction de l'anglais (Royaume-Uni) : Caroline Nicolas

Commentaires

  1. Super interview, tes questions sont aussi précises que pertinentes. Très envie de lire le roman maintenant.

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    1. Merci beaucoup, ça me fait plaisir. Ça me touche d'autant plus que je commence à connaître ton niveau d'exigence.
      J'espère que le roman sera à la hauteur de tes attentes.

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  2. Je note ce roman comme incontournable et une fois que je l'aurai lu je reviendrai à tes questions (et aux réponses, bien entendu).

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    1. Tu as raison, je fais comme toi.
      Je préfère rester "vierge" le plus possible quand j'entame un roman, pour garder l'effet de surprise.

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  3. J'ai lu ton interview avec beaucoup d'intérêt. je note surtout le roman , pour le sujet, mais aussi parce que ce que dit l'auteur de son sentiment de responsabilité est très humain et sonne juste. Merci du relais vers cette découverte future.

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    1. J'espère que tu seras touchée autant que moi par ces deux destins parallèles et que tu en apprendras autant que moi sur ces fameux camps Boers dont j'ignorais l'existence avant de lire le roman.

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