S’il aimait vivre dans le hameau, à la ferme, loin des autres, c’est parce que les animaux, eux, ne l’avaient jamais pris de haut

Hameau d'Oberwil, à Waldkirch (Suisse), 2005   (source)

 
[...] elle a sans doute depuis trop longtemps pris l’habitude de le voir comme s’il était encore un enfant – non pas son enfant à elle, elle n’en a pas et n’a jamais éprouvé le désir d’en avoir –, mais un de ces gosses dont on s’occupe occasionnellement, comme un filleul ou un de ces neveux dont on peut jouir égoïstement du plaisir qu’ils nous donnent, à profiter de leur enfance sans avoir à s’encombrer des tracas que celle-ci provoque, que leur éducation génère comme autant de dégâts collatéraux inévitables. (p. 5*)

[...] ils avaient toujours été suffisamment proches pour se dire leurs quatre vérités, presque comme ce vieux couple qu’ils n’avaient jamais formé et qu’ils avaient été, malgré tout, d’une certaine manière – histoire d’amour platonique et n’ayant peut-être pas trouvé d’espace pour se vivre, même en rêve, ni pour l’un ni pour l’autre –, malgré ce que les langues de vipères et les jaloux avaient pu insinuer. (p. 7*)

En réalité, c’est juste que pendant qu’elle peint elle oublie qu’il faudrait qu’elle joue à l’artiste qui vend très bien son travail – ce qu’elle pourrait faire, car elle sait ce qu’elle fait, ce qu’elle peint, même si elle se laisse déborder et surprendre par les tableaux qui naissent sous ses doigts, elle sait aussi que l’inspiration ne tombe sur le râble de personne et qu’il faut travailler, lire, voir, réfléchir, penser son travail, et, le travail intellectuel accompli, alors seulement savoir l’oublier, l’anéantir, savoir lâcher prise et laisser déborder de ce monde conceptuel et réfléchi quelque chose qui vient d’en dessous, ou d’à côté, qui fait que la peinture excède le programme qu’on lui a assigné, quand tout à coup le tableau est plus intelligent, plus vivant, plus cruel aussi, souvent, que celui ou celle qui l’a peint. (p. 20*)

Et Christine ne dira pas à Ida combien ce silence des gens, tout prévenant qu’il se veut, est blessant, qu’il vous nie plus sûrement que si vous n’existiez pas, car à ces gens vous prenez le risque de donner quelque chose et ce don devrait les obliger, c’est comme ça qu’elle pense, Christine, elle qui a souffert autrefois de l’indifférence à ses vernissages où certains prétendus « amis » préféraient lui parler de la qualité du champagne ou de sa nouvelle coupe de cheveux que de ses tableaux [...] (p. 33*)

Il sait que Marion et Ida vont réagir, tout en se rappelant qu’ils étaient convenus de ne pas évoquer cette histoire de lettres anonymes devant Ida, pour ne pas l’effrayer, est-ce que ce sont des choses qu’on peut dire devant une fillette ? Est-ce qu’on peut parler de ces menaces, de cette méchanceté, est-ce qu’on ne doit pas la préserver et lui faire croire le plus longtemps possible que le monde qui nous entoure n’est pas peuplé de fous furieux ni d’aigris, de jaloux, de mesquins ? Ou bien est-ce qu’au contraire on doit lui révéler déjà ce que, tôt ou tard, elle découvrira par elle-même ? Faut-il le lui dire, la préparer à faire face à ce monde-là ? (pp. 51-52*)

Ida est couchée, Marion se retrouve face à la table non débarrassée – les assiettes collantes de sauce avec les traces de pain, et puis les miettes, des taches, les verres sales, les fourchettes, couteaux, cuillères, les déchets, reliquats, pots de yaourts vides, de moutarde pas refermé, le bouchon du vin à côté de la bouteille, le tire-bouchon qui traîne, tout ça, il le sait, ça la fatigue car elle aussi travaille, elle aussi est fatiguée et bon dieu pourquoi, plutôt que de s’asseoir dans le canapé en attendant qu’elle raconte son histoire à sa fille, pourquoi, plutôt que de se vautrer devant la télé, il n’aiderait pas sa femme, lui qui a tant de fois répété qu’il serait prêt à tout pour elle, pourquoi alors, sans aller jusqu’à tout faire pour elle, il ne se contenterait pas de se lever et d’aller ranger la table, de la nettoyer, de mettre les assiettes et les verres et les couverts dans le lave-vaisselle plutôt que d’attendre que ce soit elle qui s’y colle, pourquoi il ne demande même pas si elle a besoin d’aide, comme si elle aurait pu ne pas apprécier qu’il débarrasse la table de temps en temps, plutôt qu’à rester comme il le fait sans jamais s’interroger sur les raisons qui le poussent à ne rien faire, comme si, parce que l’habitude avait été prise, on ne pouvait pas la remettre en question ou comme si, une fois encore, c’était histoire de faire allégeance à des survivances, des ombres, des rites, des coutumes traînant leurs vieux codes surannés et misogynes alors que lui, Patrice, est convaincu qu’il n’a rien à voir avec ça. Non, il ne se sent pas comme les vieux qu’il avait connus dans son enfance, ni même comme ses parents, comme sa mère elle-même, qui n’aurait jamais eu l’idée de travailler autre part qu’à la ferme de son mari ni de lui demander de débarrasser la table, de faire la vaisselle, quand elle aussi aurait pensé que c’était son travail à elle, que ce travail lui revenait parce qu’elle l’aurait jugé avilissant et dégradant pour un homme. Ça, non, Patrice n’y pense pas. Il s’assied tous les soirs, à l’heure du repas, dans la cuisine de son enfance, et, même entièrement refaite, on n’y peut rien, rien ne change dans le secret du temps, il ne suffit pas de rénover, retaper, cacher sous la peinture et la modernité, il y a toujours, qui affleurent, des relents d’une époque qu’on voudrait oublier. Il n’y pense pas, mais Bergogne fils imite Bergogne père, ou le prolonge en s’asseyant comme lui, en bout de table, comme il l’a vu faire toute sa vie. (pp. 56-58*)

[...] d’aussi loin qu’il se souvienne, s’il aimait vivre dans le hameau, à la ferme, loin des autres, c’est parce que les animaux, eux, ne l’avaient jamais pris de haut. (p. 97*)

[...] au fond de lui, surtout, quelque chose renonce chaque jour davantage à essayer de lui plaire et se contente de plus en plus souvent, à défaut de plaire, de lui être agréable, et, à défaut de lui donner du plaisir, de lui faire plaisir. (p. 111*)

Ce soir, c’est comme un mauvais rêve qui s’installe et, parce qu’il s’installe dans le temps et s’y prolonge, s’y prélasse, elle voit bien que ce n’est pas un rêve, pas un film, pas une histoire qu’elle aurait lue avec sa mère ; elle se dit que contrairement aux histoires que sa mère lui raconte, celle-ci ne finira pas forcément comme elle aimerait, comme il faudrait, et l’angoisse monte, par paliers, de plus en plus forte, se fait sensations à travers tout son corps, des fourmillements qui envahissent ses mains, le rythme cardiaque qui s’accélère, le souffle comme si elle avait couru – est-ce que c’est le sang qu’elle croit entendre dans ses oreilles, le flux, les pulsations qui tapent dans sa tête ? (p. 170*)

La culture, c’est ce qu’on nous fait, l’art c’est ce que nous faisons.
Lui, ça l’étonne, ce genre de phrases. Il ne comprend pas. Ce genre de citations.
Yves Klein. Ne pas savoir qui c’est, ce nom. Ne pas comprendre le blesse, c’est comme une insulte qui lui est adressée, un mur qu’on met devant lui pour lui montrer son impuissance à l’escalader, pour le mettre face à sa nullité. Un instant il redresse la tête pour bien l’observer, est-ce que c’est cette bonne femme qui note des trucs comme ça ? Où est-ce qu’elle trouve des phrases comme ça ? Il hausse les épaules en rejetant le carnet sur la planche qui sert de table [...] (p. 227*)

[...] elle pense qu’il y a en lui quelque chose de précieux et de rare comme – oui, une idée aussi sotte peut-être que celle qui prête de la pureté aux enfants, comme si leur prétendue innocence n’était pas une invention d’adultes fatigués de leurs propres turpitudes. (p. 282*)

Car ce qui compte, ce n’est pas tant ce qu’ils disent que ce qu’ils suggèrent : ces images, ils les inoculent dans le cerveau du mari et des amies comme un poison qui s’épanouira en eux et prendra bientôt la même place que leurs propres souvenirs. Ce qui compte, c’est que ce qu’ils laissent traîner sans le dire aura bientôt la même réalité et le même degré de certitude que si eux-mêmes, collègues et mari, avaient connu Marion jeune et qu’ils l’avaient vue se vautrer dans toutes les merdes que dévoilent ces images. Les frères savent que le poison fera son chemin, que tout ce que, pour l’instant, les autres nient et combattent, qu’ils refusent avec toute l’ardeur de l’amour qu’ils ont pour Marion, avec toute la foi qu’ils éprouvent en l’idée qu’ils ont décidé de se faire d’elle, le mari de Marion et ses deux collègues finiront par l’admettre, par s’y soumettre, par le croire, et, enfin, par le voir comme s’ils n’en avaient jamais douté ou qu’ils en avaient été eux aussi les témoins. (p. 384*)

Bien sûr, Ida aimerait que toutes ces voix qui viennent combler le silence de la maison finissent par se taire, plutôt que de répéter ces conversations étranges et comme vides de sens pour elle qui ne veut pas entendre ce qu’elles disent, tant elle perçoit l’immensité, ou plutôt l’énormité de ce qu’elles ouvrent sous ses pieds, comme si on lui disait que tout ce qu’elle croit être sa vie est en réalité celle d’une autre petite fille, ou bien que, comme sa mère est habitée par une Marion inconnue, pétrie d’une vie dont on ne connaît que le silence par lequel elle veut la recouvrir et la dissimuler aux jugements des autres, Ida serait elle aussi quelqu’un d’autre que cette fillette tranquille qui aime ses parents et les tanne depuis des semaines parce qu’elle voudrait un gecko comme sa copine Lou.
(p. 425*)

*sur ma liseuse

Laurent Mauvignier - Histoires de la nuit (Minuit, 2020)
 

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