La mémoire est aussi menteuse que l’imagination, et bien plus dangereuse avec ses petits airs studieux

© Robert Doisneau - Françoise Sagan, 15 mai 1985
 
Je n’ai jamais pensé ni à la mode, ni à l’actualité, ni à la pérennité de mes livres. Mais il est vrai qu’il est très agréable de rencontrer des gens affables partout, dans les rues et les bistrots, depuis si longtemps. Je suis souvent arrêtée dehors, très souvent, par des gens qui me disent : « Je vous aime. Je n’ai jamais rien lu de vous, mais vraiment, vous me plaisez. » Et j’en suis chaque fois enchantée. Je me demande depuis longtemps si cette affection n’est pas due à la brièveté de mes propos quant à mes livres : à la télévision, surtout, où mon élocution rend ces mêmes propos inaudibles et incohérents.
(p. 13*)

[...] leurs remerciements me donnent un sentiment d’utilité, fort rare chez moi, et même une considération pour ma prose, fort rare aussi. En fait, ce qui me comble, c’est l’idée de cet étranger ou cette étrangère, au loin, qui est tombé sur mon livre quatre ans après sa parution et qui a été réconforté par sa lecture. Ces gens sont de ceux qui vous disent : « Je vous aime bien, continuez. » Et parfois : « Je n’ai jamais rien lu de vous mais je vous aime bien. » Cette énigme m’enchante quand même. C’est parfaitement agréable ! Dans la rue, bien sûr, je sais que j’ai l’air ahuri sur le coup et que je remercie platement, mais je me sens d’accord, solidaire des piétons, des Parisiens, des lecteurs du monde entier.
(p. 61-62*)

Ce livre [
La Laisse] est idéal pour prendre le train – formule que l’on trouve généralement insultante pour un auteur si on ne considère pas, comme moi, que le train, les banquettes, la solitude rythmée des roues sur les rails sont autant d’atouts pour découvrir un livre et s’y abandonner. Qu’on le lise chez soi, entre deux télévisions, me paraîtrait peut-être plus insultant, en effet.
(p. 112*)
 
La relecture de mes livres m’a tantôt tirée par les pieds dans les marécages de l’humiliation, tantôt projetée sur les nuées de l’autosatisfaction. Deux réflexes qui, heureusement, ne se sont pas transformés en attitudes. Il faut dire qu’en écrivant ce livre-ci, là, maintenant, j’étais livrée à un bonheur saisissable : dans ce village du Lot où il faisait froid et beau, où un feu crépitait toute la nuit au pied de mon lit.
(p. 125*)

Entre-temps, j’avais écrit un livre sur la jalousie et sur la Floride. Je ne me souviens pas des critiques qui l’accueillirent, ce qui prouve déjà qu’elles n’étaient pas bonnes. J’ai relu ce livre avant-hier et j’avoue que les critiques n’avaient pas tort.
(p. 33*)

Pour en finir avec
Un profil perdu il me paraît curieux, souvent, de pouvoir écrire tout un livre sur un mauvais sujet, y consacrer du temps, une partie de ce que les gens indulgents appellent du talent. C’est comme une longue, plate et fastidieuse tâche où l’on s’attelle pour des raisons d’équilibre moral ou financier. Dans le cas du Profil perdu, j’espère qu’elles étaient surtout financières. Il n’empêche, cet aveuglement sur son propre texte, cet effort quotidien devant une page blanche que l’on noircit, dénoncent une absence à soi-même et à la littérature inquiétante pour qui se relit. Mais si l’on n’a pas un thème plus passionnant, si l’on est lassé de tout et si votre stylo court indépendamment de votre réflexion ou de votre sens critique, si la vérité, en fait, s’évanouit et fait place à une habitude, un effort que l’on vous demande et que l’on a promis de faire, on se livre au médiocre et au pire de soi-même : la paresse, le bla-bla, l’ennui.
(p. 66-67*)
 
Par la suite, je refusai de signer pour plus d’un livre avec n’importe quel éditeur, quitte à continuer avec lui s’il se conduisait bien. C’est un des nombreux points communs entre le mariage et l’édition. En tout cas, cela explique mes sauts de puce d’une maison d’édition à l’autre
(p. 89*)

*    *    *    *    *    *

La littérature est une longue et tempétueuse syncope. Je me réveillerai un jour en froid avec ceux que j’aime et mal à l’aise avec moi-même, mais délivrée, allégée, comme saignée de quelque chose qui m’alourdissait le sang. Toutes les sucreries du loisir n’auront rien pu contre ça, ce cadeau sans prix, cette bonne conscience toujours offerte, ce désir toujours mouvant et la liberté qui en découle : le plaisir d’écrire. Je crois que j’aurais envié jusqu’à la haine la personne qui aurait eu « ça », « ça », à ma place. C’est pourquoi je m’en suis excusée si longtemps sans jamais oublier l’injustice de ma chance, toute ma modestie brandie à bout de bras. Toujours est-il qu’il y a un moment où, quittant lentement les rives de la vraie vie, je glisserai vers la mer, pour moi sans rivages, de la littérature.
(p. 38*)

Mais il y a longtemps que je ne crois plus au mérite ni à l’effort, en matière artistique du moins. Puis il y a toujours l’exemple éclatant de Stendhal écrivant
La Chartreuse de Parme en trois semaines dans une ville italienne, exemple qui vous rabat le caquet…
(p. 48*)

Désœuvrée mais exaltée, j’écrivais des sornettes et les réécrivais sans cesse. Je commençai, au fil de ces sornettes, à remplir un petit cahier bleu, très lisible, que j’aimerais bien retrouver, d’ailleurs. C’était
Bonjour tristesse, écrit dans ledit cahier que je confiai, trois ans plus tard, à une amie de toute confiance qui craignait que je ne le perde. Peu après elle tomba gravement malade et, du coup, je n’osai pas le lui redemander. Après sa mort, lorsque j’en parlai à sa famille, il avait disparu. J’avais vu mon amie le mettre dans son coffre-fort mais je savais que sa mère, morte aussi aujourd’hui, était la méchanceté même et capable de tout. Ce n’est qu’un bien perdu de plus, mais j’ai l’impression d’avoir abandonné un enfant chez des gens sans tendresse.
(p. 9*)
 
On ne dira jamais l’horreur de ne plus pouvoir faire ce qu’on aimait le plus, surtout que le projet qu’on fait, les personnages inventés (tout en sachant qu’ils vont changer d’eux-mêmes au cours du livre) nous apparaissent comme dix fois moins intéressants, dix fois plus éloignés de ce qu’on avait rêvé de faire depuis toujours. La littérature est une femme aussi pressée que patiente. C’est vraiment une cruelle obligation que celle de recommencer un livre, un livre dont on a été incapable, pendant quelques semaines, d’écrire le premier chapitre. On se sent à la fois toute-puissante et vulnérable, responsable et victime de cette horrible et récurrente maladie : l’impuissance… l’autre face de ce métier, et dans mon cas, l’autre face de ma facilité habituelle que je croyais acquise pour toujours.
(p. 113-114*)

*    *    *    *    *    *

L’humour dirigé contre soi-même vous permet de voir comme un tiers l’être humain que vous étiez au départ, et que vous tentez de ménager ou de réconforter le reste de votre vie…
(p. 48*)

C’est l’une des grandes récompenses, l’un des grands avantages de la célébrité : elle vous fatigue de vous. Quand on vous présente cinq ou douze images, vraies ou fausses, de vous-même, vous finissez par vous en dégoûter et vous en détourner : c’est qu’on ne cherche plus dans l’œil des autres cet éternel adolescent que nous avons été et qui ne survit que sous le triste nom de prétention.
(p. 63*)

[...] au retour, dans un fossé qui a depuis tué une dizaine de personnes, je perdis le contrôle de ma voiture qui alla se ficher dans le talus opposé, éjectant heureusement mes passagers mais me tombant, en revanche, en travers du cou. Jules Dassin freina derrière moi, se précipita, et pendant que Melina, affolée, courait dans les champs en invoquant Hadès, dieu des Enfers, il me fit du bouche-à-bouche. Je suis la seule femme que Jules Dassin, le séduisant Dassin, ait embrassé sur la bouche une bonne demi-heure, devant Melina. Mais j’étais dans le coma, hélas…
(p. 20-21*)
 
La mémoire est aussi menteuse que l’imagination, et bien plus dangereuse avec ses petits airs studieux.
(p. 52*)

Je viens de relire ces dernières pages sur la terre, Paris, la pollution, etc., et je remarque une fois de plus que les sujets d’ordre général ne me vont pas. Je joins ma voix fluette au grand hymne révolté des écologistes, des gens jeunes et des gens logiques, mais ma voix n’a jamais paru très sérieuse, en tout cas mêlée à d’autres, je ne sais pas pourquoi. Et pourtant j’ai signé les « 421 » – pardon, je voulais dire les « 121 » – et j’ai été plastiquée par l’OAS, j’ai signé pour les femmes avortées et j’ai vu paraître mon nom sous un effrayant gros titre dans
Le Nouvel Observateur : « Femmes, votre ventre est à vous ! » Là, je jure que si j’avais su la formulation de mon engagement, je n’aurais pas signé : ma mère, d’ailleurs, ne m’adressa plus la parole pendant dix jours, ulcérée non pas de ce que je lui aie refusé un énième petit-enfant mais de ce que j’aie laissé parler de mon ventre dans un journal, quel qu’il soit.
Enfin bref, j’ai fait ce que j’ai pu, ce que je jugeais bon, et pour une fois, j’aurais articulé mes mots à la télévision, la colère m’assurant presque toujours une diction impeccable. Et encore, en suis-je sûre ?

(p. 37-38*)

Dès que quelqu’un s’arrête de marcher, il vacille et tombe. Et nous ne sommes pas à une époque où l’on puisse s’allonger par terre et regarder tranquillement le soleil se lever et se coucher comme un spectacle voué à l’éternité.
(p. 68*)

Mais j’ai toujours pensé qu’il y avait des familles sur la terre et que, en plus de ceux qui partagent votre sang et votre enfance, il y a aussi les familles du hasard, ceux que l’on reconnaît confusément comme étant son parent, son pair, son ami, son amant, comme ayant été injustement séparé de vous pendant des siècles que vous avez peut-être partagés sans vous connaître. Ce n’est pas ce qu’on appelle la famille de l’esprit ni celle des corps, c’est une parenté faite de silences, de regards, de gestes, de rires et de colères retenus, ceux qui se choquent ou s’amusent des mêmes choses que vous. Contrairement à ce qui se dit, ce n’est pas pendant la jeunesse qu’on les rencontre le plus souvent mais plus tard, quand l’ambition de plaire est remplacée par l’ambition de partager. Quand l’on ne cherche pas une éclatante victoire sur l’autre mais plutôt une paix honorable, quand on ne cherche surtout pas à découvrir la nature de quelqu’un, ayant compris qu’on ne peut connaître « vraiment » personne. Ce ne sont pas des propos pessimistes que je tiens là, tout au contraire.
(p. 93-94*)

C’est affreux à dire mais les souvenirs les plus marquants et les plus délicieux sont toujours des souvenirs solitaires. Les moments à deux, autrement frappants, dira-t-on, sont complètement débordés, annihilés par l’instant, par la vivacité de l’instant, par cette impression de fuite, de non-être que donne la passion. Seul, on remarque, on voit ce qui vous plaît. À deux, on ne voit que l’autre.
(p. 102*)

Il n’y a pas d’âge pour réapprendre à vivre. On dirait même qu’on ne fait que ça toute sa vie. Repartir, recommencer, respirer : comme si l’on n’apprenait jamais rien sur l’existence, sauf, parfois, une caractéristique de soi-même inconnue de nous et de nos amis : une endurance, une vaillance, une légèreté, quelque chose qui revient au jour dans les pires moments et sur quoi on ne comptait pas… Quand ce n’est pas, bien sûr, hélas, une impuissance, une lâcheté, un abandon de tout.
(p. 126*)

*sur ma liseuse
Françoise Sagan - Derrière l'épaule (Stock, 2021) [Plon, 1998]
 

 

Commentaires

  1. Je viens tout juste de le lire. Comme introduction à Sagan, c'était parfait. À moi la suite, maintenant. J'adore sa façon d'envisager la vie et de s'envisager elle-même.

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    1. Je ne sais pas si tu as été bien conseillée ou si tu es super forte, mais entrer dans l'univers de Sagan avec ce livre est une diablement bonne idée. Perso, c'est dans ses essais que je la préfère. Toxique m'a bouleversé et pris au cœur, par exemple.
      Si ça t'intéresse, il reste une trace de ma chronique de l'époque sur le fantôme de mon blog qui a été squatté depuis.

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  2. Sagan, quel talent. Je viens de vérifier l'origine de son pseudo, très classe!

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    1. Alors, là, je suis sur le c*** 🍑. J'aurais posé ma tête sur le billot, hyper confiant, persuadé que toi, fan de Proust parmi les plus enragées et grande lectrice devant l'éternel, connaissais l'histoire derrière le pseudo de Mademoiselle Quoirez.

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  3. Quel délice ! Quelle intelligence!

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    1. Un vrai bonheur ! La Sagan que je préfère, c'est celle des essais et des chroniques.
      Maintenant, j'ai hâte de me plonger dans Ecris-moi vite et longuement.

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