On ne blesse pas un songe avec des bavardages

Panthère des neiges s'élançant sur les rochers © Vincent Munier


C'était la première fois que je me tenais si calmement posté, dans l'espérance d'une rencontre. Je ne me reconnaissais pas ! Jusqu'alors, j'avais couru de la Yakoutie à la Seine-et-Oise, obéissant à trois principes :
L'imprévu ne venant jamais à soi, il faut le traquer partout.
Le mouvement féconde l'inspiration.
L'ennui court moins vite qu'un homme pressé.
Bref, je me persuadais d'un rapport entre la distance et l'intérêt des événements. Je tenais l'immobilité pour une répétition générale de la mort.

(p. 17)

Le pouvoir central multipliait les chantiers. Une ligne de chemin de fer sabrait même le vieux Tibet du nord au sud. Lhasa, ville fermée aux étrangers jusqu'au milieu du XXe siècle, se trouvait désormais à quarante heures de train de Pékin. Le portrait du président chinois Xi Jinping s'étalait sur des panneaux : « Chers amis, signifiaient les slogans, je vous apporte le progrès, fermez-là ! » Jack London avait résumé les choses en 1902 : « Quiconque nourrit un homme est son maître. »
Passèrent des villages de colons où des cubes de ciment abritaient des Chinois en kaki et des Tibétains dont les bleus de travail confirmaient que la modernité est la clochardisation du passé.
En attendant, les dieux se retiraient, les bêtes avec eux. Comment aurions-nous croisé un lynx dans ces vallées de marteaux piqueurs ?

(p. 28)

La science masquait ses limites derrière l'accumulation des données numériques. L'entreprise de mise en nombre du monde prétendait faire avancer le savoir. C'était prétentieux.
(p. 40)

On pouvait s'échiner à explorer le monde et passer à côté du vivant.
« J’ai beaucoup circulé, j’ai été regardé et je n’en savais rien » : c’était mon nouveau psaume et je le marmonnais à la mode tibétaine, en bourdonnant. Il résumait ma vie. Désormais je saurais que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m’acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l’attention et de la patience. Appelons cela l’amour.

(p. 48)

Je venais de le comprendre : le jardin de l’homme est peuplé de présences. Elles ne nous veulent pas de mal, mais elles nous tiennent à l’œil. [...] Les bêtes sont des gardiens de square, l'homme y joue au cerceau en se croyant le roi.
(p. 48)

Hier, l'homme apparut, champignon à foyer multiple. Son cortex lui donna une disposition inédite : porter au plus haut degré la capacité de détruire ce qui n'était pas lui-même tout en se lamentant d'en être capable. A la douleur, s'ajoutait la lucidité. L'horreur parfaite.
(p. 55)

Notre malheur résidait dans la difficulté de choisir où demeurer.
Comment trancher entre nos penchants contraires ?
Nous n'étions pas des êtres
« privés d'instincts », comme le professaient les philosophes culturalistes, nous étions au contraire encombrés de trop d'instincts, contradictoires. L'homme souffrait de son indétermination génétique : le prix à payer était l'indécision. Nos gènes ne nous imposant rien, il nous restait à choisir entre tous les possibles offerts à notre volonté. Quel tournis ! Quelle malédiction que de pouvoir tout embrasser ! L'homme brûlait de faire ce qu'il redoutait, aspirait à transgresser ce qu'il venait de bâtir, rêvait d'aventures une fois rentré chez lui mais pleurait Pénélope dès qu'il naviguait. Capable de tous les embarquements possibles, il se condamnait à n'être jamais content. Il rêvait de « l'en même temps ». Mais « l'en même temps » n'est pas biologiquement possible, ni psychologiquement souhaitable, ni politiquement tenable.
(pp. 70-71)

Chez les bêtes, on voisine, on se supporte, mais on ne copine pas. Ne pas tout mélanger : bonne solution pour la vie en groupe.
(p. 83)

Ici, dans le canyon, nous scrutions les paysages sans garantie de moissons. On attendait une ombre, en silence, face au vide. C'était le contraire d'une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d'un résultat. Au
« tout, tout de suite » de l'épilepsie moderne, s'opposait le « sans doute rien, jamais » de l'affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l'improbable !
(p. 110)

Dans la nature, nous sommes regardés. D’autre part, nos yeux vont toujours vers le plus simple, confirment ce que nous savons déjà. L'enfant, moins conditionné que l'adulte, saisit les mystères des arrière-plans et des présences repliées.
(p. 124)

En ce début de siècle 21, nous autres, huit milliards d’humains, asservissions la nature avec passion. Nous lessivions les sols, acidifiions les eaux, asphyxiions les airs. Un rapport de la Société zoologique britannique établissait à 60 % la proportion d’espèces sauvages disparues en cinq décennies. Le monde reculait, la vie se retirait, les dieux se cachaient. La race humaine se portait bien. Elle bâtissait les conditions de son enfer, s’apprêtait à franchir la barre des dix milliards d’individus. Les plus optimistes se félicitaient de la possibilité d’un globe peuplé de quatorze milliards d’hommes. Si la vie se résumait à l’assouvissement des besoins biologiques en vue de la reproduction de l’espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l’on demandait à notre passage sur la Terre sa part de beauté et si la vie était une partie jouée dans un jardin magique, la disparition des bêtes s’avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l’indifférence. Le cheminot défend le cheminot. L’homme se préoccupe de l’homme. L’humanisme est un syndicalisme comme un autre. 
La dégradation du monde s’accompagnait d’une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d’oubli du passé et de supplique de l’avenir. 
« Demain, mieux qu’aujourd’hui », slogan hideux de la modernité. les hommes politiques promettaient des réformes [...], les croyants attendaient une vie éternelle, les laborantins de la Silicon Valley nous annonçaient un homme augmenté. En bref, il fallait patienter, les lendemains chanteraient. C’était la même rengaine : « Puisque ce monde est bousillé, ménageons nos issues de secours ! » Hommes de sciences, hommes politiques et hommes de foi se pressaient au portillon des espérances. En revanche, pour conserver ce qui nous avait été remis, il n’y avait pas grand monde.
(pp. 143-144)

[...] on ne blesse pas un songe avec des bavardages.
(p. 149)

Quand on a vu une fois les oiseaux devenir fous de sang on se dit que finalement, un carré de chrysanthème dans un cimetière des Yvelines a son charme.
(p. 152)

Si je n’avais pas croisé la panthère, aurais-je été cruellement déçu ? Trois semaines dans l’ozone n’avaient pas suffi à tuer en moi l’Européen cartésien. Je préférais toujours la réalisation des rêves à la torpeur de l'espérance.
(p. 160)

Les catholiques cicatrisaient la souffrance par une tactique semi-narcissique et semi-christique. Elle consistait à se féliciter de sa déception : « Seigneur, si je n’ai pas vu la panthère c’est que je ne suis pas digne de la recevoir et je te remercie de m’avoir épargné la vanité de sa rencontre. » L’homme moderne, lui, disposait d’un viatique : la récrimination. Il suffisait de se considérer victime pour s’épargner l’aveu de l’échec. J’aurais pu me lamenter ainsi : « Munier a mal placé ses affûts. Marie faisait trop de bruit, mes parents m’ont rendu myope ! En outre, les riches ont flingué les panthères, pauvre de moi ! » Chercher des coupables occupait le temps et économisait l'introspection.
(p. 161)

J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. Elle invitait à s’asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fût-il un frémissement de feuille. La patience était la révérence de l’homme à ce qui était donné.
(pp. 161-162)

La terre avait été un musée sublime.
Par malheur, l'homme n'était pas conservateur.

(p. 164)

Le peuple chinois avait perdu sur les deux tableaux. Politiquement, il subissait la coercition socialiste. Économiquement, il tournait dans la lessiveuse capitaliste. Il était le dindon à deux têtes de la farce moderne, marteau et algorithme sur le fanion.
(p. 166)

Sylvain Tesson - La Panthère des neiges (Gallimard, 2019)
 
 

 

Commentaires

  1. Ha la panthère des neiges... Au fait, tu l'as trouvée facilement, dans la photo reproduite dans le livre de Tesson?

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    1. Ha ha, honnêtement, non, pas du premier coup. Mais comme je ne suis pas trop mauvais au jeu des devinettes d’Épinal, ça n'a pas été trop difficile.

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  2. Tu recommandes alors ? Ma belle-mère l'a offert à mon conjoint à Noël dernier mais il ne l'a toujours pas lu, et j'avoue que ce n'est pas dut tout le genre de titre qui me tente. Mais tu as choisi des extraits bien alléchants, et puisqu'il est dans ma bibliothèque...

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    1. Si je recommande ?... Franchement, je ne sais pas trop.
      Pour parler clairement, ce livre m'a été offert par une connaissance qui l'a beaucoup aimé. J'avoue que je n'ai pas été hyper enthousiasmé par son choix et le bouquin a traîné un bon moment sur ma table de chevet. Mais comme elle m'avait déjà prêté un roman (d'une autre auteure) que je lui avais rendu en prétextant l'avoir lu et apprécié moi aussi, je me suis dit que cette fois je devais faire un effort, d'autant que je n'étais pas pressé par le temps puisque ce roman-ci était un cadeau et non pas un prêt.
      Bref, j'ai eu du mal à entrer dans le roman, et je n'ai pas tout aimé (voir réponse à Kathel ci-dessous) mais ces passages choisis m'ont parlé. Donc ma lecture n'a pas été vaine... Et puisque je suis resté très éloigné de tout ce qui se rapporte à ce roman, ça m'a aussi permis de découvrir le travail de Vincent Munier.

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  3. Voici de belles citations, mais j'ai été trop agacée par le côté "donneur de leçons" de "Dans les forêts de Sibérie" pour me sentir prête à lire celui-ci. Je n'ai rien contre son écriture, au contraire !

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    1. Intéressante, ta remarque. Je n'irai pas comme toi jusqu'à "donneur de leçons", mais il est vrai qu'il donne souvent le sentiment d'être au-dessus de la mêlée, et donc au-dessus de son lecteur. C'est quelque chose qui m'a dérangé pendant ma lecture mais que je n'avais pas clairement identifié avant que tu ne le mentionnes.

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  4. J'ai normalement du mal avec cet auteur que je trouve assez hautain, mais là j'ai bien aimé, cette attente sans sûreté de résultat. Et puis effectivement ça m'a permis de mieux connaître le travail de Vincent Munier.

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    1. Malgré un manque évident d'humilité (vos commentaires se rejoignent tous sur ce point), tout n'est - heureusement - pas à jeter dans ce livre.

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  5. Il attend patiemment dans ma Pal depuis sa sortie en poche, étouffé par d'autres ...Tes extraits me donnent envie de le faire remonter de quelques crans.

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    1. La malédiction des Pal 😉
      Il y a de bien jolies choses dans ce livre qui mérite qu'on s'y attarde. Il y a peu, dans le métro, des affiches annonçaient la parution d'une nouvelle édition illustrée par les superbes photos de Vincent Munier.

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