J’ai dix ans et je sais que je suis différent d’eux, d’une manière que je ne peux exprimer ni comprendre

Patrick (2015)  © Bruno Walpoth

 
Je ne me souviens ni du nom, ni du visage d’aucun des enfants de mes premières années d’école. J’ai toujours eu le sentiment qu’ils étaient quelque chose dont il fallait s’accommoder et se contenter, quelque chose au large de quoi il fallait naviguer plutôt que des individus à connaître ou avec lesquels jouer.

Je me souviens : je suis debout, tout seul, à l’ombre des arbres qui entourent la cour de l’école, regardant les autres enfants qui courent, qui crient et qui jouent. J’ai dix ans et je sais que je suis différent d’eux, d’une manière que je ne peux exprimer ni comprendre. Les enfants sont bruyants et bougent rapidement, se heurtent et se poussent. Je suis constamment effrayé d’être touché par l’une des balles qui sont fréquemment lancées dans les airs, et c’est l’une des raisons pour laquelle je préfère rester debout dans un coin de la cour, assez loin de mes camarades de classe. Je n’y manque jamais, je le fais à chaque récréation au point que c’est vite devenu une plaisanterie récurrente et qu’il est de notoriété publique que Daniel parle aux arbres et qu’il est bizarre.
De fait, je n’ai jamais parlé aux arbres. Ce n’est pas pertinent de parler à des choses qui ne peuvent pas vous répondre. Je parle à mes chats, mais c’est parce qu’ils peuvent au moins me répondre avec un miaulement. J’aimais passer du temps avec les arbres de la cour parce que je pouvais marcher, absorbé dans mes pensées, sans craindre d’être poussé ou renversé. Ainsi, j’avais le sentiment de disparaître de courts instants derrière chacun des arbres. Non que ça fasse passer le temps plus vite. Simplement, c’était comme si je ne pouvais trouver ma place nulle part, comme si j’étais né dans un autre monde.

Parfois, d’autres enfants de la classe tentaient de me parler. Je dis « tentaient » parce qu’il était difficile pour moi d’interagir avec eux. L’une des raisons, c’est que je ne savais ni quoi faire ni quoi dire. Presque toujours, je regardais le sol quand je parlais et non mon interlocuteur. Quand je relevais la tête, je tombais sur une bouche qui bougeait en parlant. Parfois, un instituteur me demandait de le regarder dans les yeux. Je relevais la tête, mais cela me demandait beaucoup de volonté et je me sentais mal à l’aise et différent. Quand je parlais à quelqu’un, c’était souvent d’une seule traite, sans m’arrêter. L’idée de faire une pause ou de parler à tour de rôle ne me venait pas.
Je n’étais jamais volontairement impoli. Je ne comprenais pas que le but de la conversation n’est pas de parler uniquement des choses qui vous intéressent. Je parlais avec force détails jusqu’à être vidé de tout ce que j’avais à dire. Je sentais que j’aurais pu éclater si quelqu’un m’avait interrompu. Il ne m’apparut jamais que le sujet dont je parlais puisse ne pas être intéressant pour mon interlocuteur. Je n’ai jamais non plus remarqué s’il commençait à s’impatienter ou à jeter des regards autour de lui. Je continuais à parler jusqu’à ce que l’on me dise quelque chose du genre : « Il faut que j’y aille, maintenant. »

C’est quelque chose de rassurant pour les autistes de communiquer avec d’autres personnes par Internet. D’une part, parler par e-mails ou par chat ne requiert pas de savoir comment initier une conversation ou à quel moment sourire, ou les raffinements infinis du langage du corps, comme dans d’autres situations. Il n’y a pas de contact visuel et il est possible de comprendre tout ce que l’on dit parce que tout est écrit. L’utilisation des « émoticons », comme J et L, quand on discute sur un chat, rend également les émotions de votre interlocuteur beaucoup plus faciles à comprendre : il vous les dit, tout simplement, et de manière immédiatement explicite.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu une expérience visuelle et synesthésique des nombres. Ils sont ma langue maternelle, celle dans laquelle je pense et je ressens. Par exemple, comme j’ai du mal à comprendre ou à réagir aux émotions des autres, j’ai souvent recours aux nombres pour y arriver. Si un ami me dit qu’il se sent triste ou déprimé, je m’imagine assis au creux de la cavité noire d’un 6, et cela m’aide à faire l’expérience d’un sentiment similaire et à le comprendre. Quand je lis dans un article qu’une personne a été intimidée par quelque chose ou quelqu’un, je m’imagine debout à côté du nombre 9. Lorsque quelqu’un me décrit un bel endroit qu’il a visité, je me souviens de paysages numériques et de la manière dont ils me rendent heureux. C’est ainsi que les nombres m’aident à être plus proche des autres.

On dit que chacun connaît un moment parfait, de temps en temps, une expérience de paix complète et de lien avec le monde, comme quand on regarde la vue depuis la tour Eiffel ou qu’on contemple une étoile en train de mourir. Je n’ai pas vécu beaucoup de moments de cet ordre, mais comme dit Neil, ce n’est pas grave car ce qui est rare est encore plus particulier. Le plus récent est survenu l’été dernier à la maison  – ces moments surviennent souvent quand je suis à la maison  – après un repas que j’avais fait et partagé avec Neil. Nous étions assis tous les deux dans le salon, rassasiés et heureux. Soudain, je fis l’expérience de m’oublier moi-même et, pendant ce moment bref et brillant, j’eus l’impression que toute mon anxiété et mon mal-être disparaissaient. Je me tournai vers Neil pour lui demander s’il avait ressenti la même chose. Cela avait été le cas.
J’imagine ces moments comme des fragments ou des éclats éparpillés sur une vie entière. Si quelqu’un pouvait les coller bout à bout, il obtiendrait une heure parfaite, voire une journée parfaite. Et je pense que cette heure ou cette journée le rapprocherait de ce qui fait le mystère d’être un humain. Ce serait comme un aperçu du paradis.


Daniel Tammet - Je suis né un jour bleu (Les Arènes, 2007)

Commentaires

  1. Réponses
    1. Ce sont des extraits qui ont fait écho chez moi (même si, contrairement à Daniel Tammet ou à Kim Peek, je ne présente pas le syndrome du savant). Passe aussi de belles fêtes de fin d'année 🥳

      Supprimer
  2. J'écris également que ces extraits sont magnifiques, à la fois émouvants, empathiques et explicites. La sculpture est toute beauté aussi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les sculptures de Walpoth sont magnifiques, mais je trouve celle-ci particulièrement bouleversante.

      Supprimer
  3. Très bel extrait et superbe sculpture !
    Beaucoup de sensibilité ;o)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si j'avais les moyens, je m'arrangerais pour acquérir cette sculpture 🧐

      Supprimer
  4. Superbe extrait qui fait echo à un de nos élèves qui passaient sa récréation à marcher de long en large près de la haie, loin des autres enfants.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. S'est-il avéré que cet élève était lui aussi autiste ?

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Si le post auquel vous réagissez a été publié il y a plus de 15 jours, votre commentaire n'apparaîtra pas immédiatement (les commentaires aux anciens posts sont modérés pour éviter les spams).