Les anciens usages étaient en train de disparaître et il n’y en avait pas de nouveaux pour les remplacer parce que le monde lui-même était aussi en train de disparaître

Alexander Gardner - War effect of a shell on a Confederate soldier at battle of Gettysburg, 1863  © Library of Congress
 
 
Mais d’abord, écoutez-moi. Après ça ? Après cette grande bataille ? Je crois qu’on doit tous mettre de l’eau dans notre vin. Parce que c’est le sang de tout le monde qui est en jeu maintenant et on n’aura pas d’autre choix dans toute cette histoire, je crois pas. Parce que ça ? (D’un geste du bras plein de lassitude, il balaya le champ jonché de morts tandis que l’équipe des Noirs continuait le ramassage.) Ça, c’est trop. Oui, beaucoup, beaucoup trop.
(p. 82*)
 
— [...] C’est comme la Bible. Ce pays, je veux dire. Il renferme tellement de choses que tu ne peux même pas faire semblant de le comprendre. Et tu peux y trouver tout ce que tu veux et lui faire dire tout ce que tu veux. Et tu peux continuer dans ce sens jusqu’à ce que plus rien ne signifie quoi que ce soit, jusqu’à ce que plus rien ne soit vrai, que tout ne soit qu’absurdité et qu’on se retrouve dans un monde absurde.
(p. 62*)
 
[...] les journaux rapportaient que Lincoln paraissait vieillir à vue d’œil. La vallée de la Shenandoah était en flammes et des navires de guerre cuirassés d’acier remontaient la rivière à l’intérieur des terres. Des gens affirmaient que les anciens usages étaient en train de disparaître et qu’il n’y en avait pas de nouveaux pour les remplacer parce que le monde lui-même était aussi en train de disparaître.
(p. 136*)

— [...] Ça vous est déjà arrivé ? Vous avez déjà fait quelque chose à quelqu’un en sachant que c’était terrible parce que vous pensiez que c’était la seule chose à faire ? Et pour voir la personne se tourner vers vous et vous en remercier ?
— Non. Tout ce que j’ai fait de mal, je savais que c’était mal avant de le faire, répondit Hoke, puis il haussa les épaules. Et je n’ai jamais été assez courageux pour penser à faire autre chose, jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

(p. 139*)

— Et c’est comme un chagrin d’amour, tout le monde a cette chose particulière qui revient sans cesse nous hanter. Avec un peu de chance, on en a qu’une. Ceux qui sont braves, ils essaient peut-être d’y faire quelque chose. De trouver des façons de compenser ce qu’ils imaginent être leurs déficiences. Mais les gens ordinaires ? Ils essaient juste de vivre au jour le jour. Ils essaient juste d’affronter leur désespoir quand ils se lèvent le matin et de ne pas devenir plus désemparés qu’ils ne le sont déjà.
(p. 146*)
 
L’homme la vit esquisser ce mouvement puis se rasseoir. Il cligna des yeux une fois, lentement, s’exprimant dans cette langue silencieuse et familière avec laquelle seuls des yeux savent parler à d’autres yeux dans des moments de grande attention. Et quand il détourna le regard et passa la paume de sa main devant sa muselière, ce regard qui se détournait était aussi une sorte de discours, et ce dont il parlait, c’était la brûlure de la honte.
(p. 99*)
 
— [...] Et ce qui compte, c’est de s’enfuir. Jusqu’où tu vas, ça n’a pas d’importance. Faut essayer, c’est tout.
(p. 42*)
 
Dexter ouvrit la bouche et se passa la langue sur les lèvres.
— Tu sais lire, lâcha-t-il finalement.
— Oui, je sais lire, dit-elle. Quelqu’un pourrait écrire quelque chose – n’importe quel truc qu’il voudrait – et je pourrais lire ce qu’il a écrit.
— Regardez-moi ça, siffla Dexter. Comment elle fait la fière.
Bell fronça les sourcils et détourna les yeux en disant bon, très bien.
— Quel effet ça fait ? demanda Dexter.
Bell regarda autour d’elle comme si les mots nécessaires pour lui répondre étaient cachés dans l’herbe, ou bien traînés dans l’air par les abeilles qui volaient dans le rose du matin.
— C’est… Ça ressemble à rien d’autre, je dirais. C’est le monde tout entier, voilà ce que c’est. Le monde tout entier et tout ce qu’il contient.

[...]
 — Est-ce que ça rend les choses plus grandes ou plus petites ? demanda-t-il encore. Savoir lire ?
— Les deux, dit Bell en regardant à nouveau autour d’elle à la recherche de mots. Avant ? Le monde était fermé. Mais il s’est ouvert, et il continue à s’ouvrir à mesure que j’avance. Je dirais qu’il devient si grand que je ne sais pas quoi en faire. Ni comment m’y comporter. Et plus il devient grand, plus je me sens petite.

(pp. 22-23*)

Tu ne lira jamais cette lettre. Je le sais. Ça ne fait rien. Quand on écrit les choses, ça les met dans le monde d’une autre façon que quand on les dit seulement, et le monde est là où tu es, et parfois le monde est si grand qu’on a l’impression qu’il est petit. [...] je voulais que tu sache que j’ai toujours regretté de ne pas t’avoir emmenée avec moi [...]. Ne pas l’avoir fait a été pour moi une honte presque aussi grande que tout le reste.
(p. 299*)

Dexter l’examina à nouveau : ses hanches, ses mains et ce visage à l’air totalement innocent qui aurait dû être dépouillé depuis bien longtemps de cette candeur qui luisait pourtant toujours dans ses yeux, comme un faisceau lumineux provenant d’un monde meilleur qu’il pouvait peut-être espérer atteindre un jour.
(p. 43*)
*sur ma liseuse
Lance Weller - Le Cercueil de Job (Gallmeister, 2021)
 
 *    *    *    *    *    *    *
 
Particulièrement frappante, la photo d'illustration a été choisie non pas par goût pour le sordide mais parce qu'il y est fait directement référence dans Le Cercueil de Job.

Un personnage, photographe itinérant lui-même, y critique la dramatisation des mises en scène d'Alexander Gardner dont le sensationnalisme dénature, selon lui, la réalité déjà suffisamment insoutenable des champs de bataille.
Lance Weller enfonce le clou dans une scène particulièrement révulsante dont voici une version abrégée par mes soins :
— Hé, mon garçon ! Viens un peu ici.
Il se tenait sur le sentier, un peu plus loin, dans l’herbe qui bordait le champ dévasté [...]. Il rejoignit l’homme qui lui montra avec sa pipe une main coupée dans le maïs écrasé.
— Va me chercher ça et rapporte-la ici, dit-il. [...] Ça va bien ressortir, dit l’homme en la regardant, l’air satisfait. Tout enflée comme ça. On la verra bien. 
[...]
Le second assistant de Gardner le regarda de dessous le drap derrière l’appareil et sourit.
— Vas-y, pose-la devant ces soldats, là, dit-il en indiquant d’un geste l’amoncellement de corps au bord du sentier.
[...] Oh, c’est bien, lança-t-il. Vraiment très bien. 

Commentaires

  1. Je viens de commencer le roman il y a deux jours....comme une envie de me prendre une grosse claque, d être transporté... A l'image de wilderness qui m'avait bien bouleversé. Après ma lecture, je reviendrais lire les citations que tu as choisies.

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    1. C'est de la même (excellente) trempe que Wilderness. Bonne lecture !

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  2. Un de mes derniers coups de coeur (je n'ai pas eu la curiosité de chercher des photos) , j'ai bien aimé le personnage du photographe aussi;

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    1. C'est une des forces de ce roman; Weller ne s'intéresse pas qu'à ses personnages principaux. Même ses figures secondaires, comme Henry Liddell ou la femme de Groff, sont "incarnés".

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    2. La bonne nouvelle c'est qu'un troisième roman de l'auteur est disponible.
      Ce matin à la bibli j'ai rencontré qqn qui a connu Bascoulard. Dis moi, comment as-tu été amené à lire le bouquin sur sa vie? J'ignorais tout de lui avant ton billet.

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    3. Bonne nouvelle pour toi car, si je ne me trompe, tu fais référence à Les Marches de l'Amérique... que j'ai déjà lu 😉
      Pour Bascoulard, avant la sortie du roman de Nicolas Diat, je n'en avais jamais entendu parler non plus. Je ne me souviens plus exactement par quel biais j'ai eu vent de ce livre (un site web ou un post de réseau social, ça, c'est sûr). Intrigué par le personnage, je suis allé fouiller le net pour avoir plus d'infos ; j'ai survolé sa vie, découvert ses photos puis ses dessins. Ce qui m'a donné envie de lire le roman.
      Ce type de recherche quasi obsessionnelle sur le web en rapport avec mes lectures est une de mes "manies" (pour faire dans la litote). 🤪🤫
      (cf. la photo de Gardner qui illustre le billet sur les citations du Cercueil de Job.

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  3. J'avais tellement été touchée par Wilderness que j'ai immédiatement acheté celui là mais je ne suis qu'au début de ma lecture j'ai retrouvé la tension forte dans le récit les personnages campés magistralement un grand écrivain

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    1. Alors, tu ne devrais pas être déçue car j'y ai effectivement retrouvé tout le souffle et toute la tension de Wilderness. Bonne lecture !

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  4. J'ai été totalement emportée par Wilderness, mais ai mis quelques années avant d'acheter Les marches de l'Amérique, la semaine dernière justement !
    Donc, il y aura encore un temps d'attente pour Le cercueil de Job...

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    1. Wilderness et Le Cercueil de Job présentent tout de même de nombreuses similitude, ne serait-ce que la période où se déroulent les événements.
      Les Marches de l'Amérique sera une transition parfaite entre les deux : un même souffle narratif puissant et toujours de beaux personnages, mais plongés dans un lieu et une époque différents. Régale-toi !

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  5. Encore un roman qu'il me faut absolument... je ne vais pas m'en sortir... Wilderness m'a laissé des images puissantes en mémoire...

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    1. C'est bon signe ; ça veut dire que celui-ci te marquera tout autant 😉

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