Les Tropiques comme disait l’autre, c’est pas Lisieux

Reproduction de la carte postale envoyée de New York le 28 octobre 1956, de Françoise Sagan à Véronique Campion (p. 77)

 
 
Note de l’éditeur
L’orthographe et la typographie, lorsqu’elles étaient fautives, ont été conservées en l’état par fidélité à l’égard de la correspondance originale.


La fiancée de ton frère m’a paru très gentille, pas très drôle, mais gentille. Même physiquement, elle a un certain charme. Elle a dû être élevée à la bière, ça lui donne un joli teint.
(p. 26*)

Il est vrai que tu devais te sentir coincée entre ta famille et nous et que c’est assez difficile. Mais, dans le cas présent, ta famille étant charmante (et nous aussi) c’est moins explicable. Je ne veux pas croire que ce soit à cause de Florence1. Je suppose donc qu’à force d’ennui, tu t’étais fait une idée sensationnelle de ce week-end, et que je t’ai déçue. Auquel cas, je t’en demande pardon.
Sur ce mon vieux, écris-moi, ne t’embarrasse ni de phrases ni d’excuses qui sont aussi stupides les unes que les autres. Surtout ne t’excuse pas mais explique-toi et si tu n’as rien à expliquer, tant mieux, nous reprendrons tout comme par le passé, avec un verre de scotch au départ et à l’arrivée pour fêter notre vieille et -pour moi précieuse amitié-

(p. 29*)

La vie stupide et joyeuse que je mène ici t’enchanterait. Philippe [Charpentier, photographe et amant de Sagan] boit plus que moi, mange à peine plus, conduit encore plus vite une Plymouth qu’on a louée et est zin zin et tendre. Enfin il a vingt-quatre ans et se moque de la littérature. Sagan est loin. Tout va bien. Je me soigne et fais du ski nautique (très bien maintenant) le matin, nous faisons des photos de cèdres, et d’ânes l’après-midi et nous enivrons le soir, dansons, sillonnons les routes la nuit comme toute jeunesse désaxée. C’est parfait.
(pp. 31-32*)

Tu as beaucoup travaillé et si, par une déveine insensée, tu loupais cet examen, tes parents n’ont pas à te punir, mais à te consoler. J’écrirai un article à ce sujet dans le Figaro s’ils ne comprennent pas. Dieu merci, cette éventualité ne se présentera pas.
(p. 46*)

Marie a une moto et par un phénomène étrange de statique – étant donné sa conception du débrayage – elle tient dessus. Il ne me reste plus qu’à initier Julia. C’est claquant de courir après une moto en criant « débraye, la poignée, débraye » le cœur battant de la course et de la peur de se retrouver orpheline.
Enfin, mes efforts ont porté leurs fruits, aux piétons à se débrouiller.

(p. 47*)

Ne te fais pas de souci pour l’avenir, chère Plock, c’est un mythe.
(p. 49*)

Mon père a été très bien les deux jours que j’ai passés à Paris. Je débarque donc boulevard Malesherbes le 5 août et y reste jusqu’à la première brimade.
J’achète une Jaguar dès mon retour et viendrai te voir avec le 15 août.

(p. 54*)

Merci pour ta lettre qui m’a touchée bôcoup. Ne t’inquiète pas, je ne suis pas aussi malheureuse que tous ces gens veulent le dire. Seulment on dit toujours ca des gens qui vous echappent par quelque coté, preferant leur malheur a sa propre deception. Je ne suis pas malheureuse du tout, et ma naturelle gaieté avec toi n’est pas le prix d’un terrible effort. Sauf ici ou je m’emmerde prodigieusement comme j’ai deja eu la joie de te le telegraphier.
(p. 57*)

Je suis exactement excedée, a ma propre surprise d’ailleurs. Mais comme elle le dit elle-meme "C’est notre premier voyage seules. Au fond on n’avait jamais pu se parler. meme a Saint-Tropez, il y avait Astruc "Que viva Astruc.

Bref je m’ennuie a mourir ? Ca m’empeche presque de travailler. Quoiqu’il y ait quinze page de ce fichu roman toutes pretes. Ma seule consolation c’est toi et l’Aston que je vais avoir. Vive Milly. Il fait beau, remarque. Mais de ce fait, on va faire du nudisme dans les dunes avec Magnus. Moi, je n’y peux rien ca m’emmerde d’etre nue dans une dune, avec Anabel et Magnus nus dans les dunes voisines. Je trouve ca absurde. Je me demande ce que je fous la.

(p. 58*)

The poor Plick is photographied, interviewed and even cinematographied all the days. American press is passionated by her sentimental life. She has let them understand she had some experience, and they are like flies on honey. Who do you love, have you a boy friend, he is older hey, and so and so. Poor Plick.
(p. 61*)

Les Tropiques comme disait l’autre, c’est pas Lisieux.
(p. 65*)

Je profite donc de mon état présent pour te dire que tu me manques bien et que tu es la seule personne que j’ai envie de voir d’une manière constante. Les gens sont beaucoup moins intelligents que tu veux bien le croire c’est surtout, surtout qu’ils ne sont jamais libres d’esprit. Tu l’es. C’est une force énorme et que je te prierai de conserver un bon moment. Je ne te fais pas de bla-bla, je le pense. Nous vivons au milieu de limites.
(p. 69*)

Mon vieux il faut que je parte à ce coquetèle. Lis Rousseau si tu le trouves et ne sois pas déprimée. La vie est longue. Bonne année
(p. 70*)

J’ai du mal à t’écrire, car j’ai la clavicule cassée et ne peux écrire que du poignet ce qui est lassant. Ma chère, nous avons eu un sacré pot.
J’aimerais bien te revoir afin que nous puissions nous relancer dans de nouvelles sottises. Il est temps. Je langiz oli. Écris-moi. Je m’ennuie de toi, je suis confuse et triste de t’avoir un peu cassée, je t’embrasse.

(p. 72*)

Décidément, j’ai horreur des épreuves. Rien ne nous apprend moins, ne nous amuse moins, ne nous développe moins l’intelligence - et l’humour - que ce genre d’ennuis. Crois-tu que nous payions ainsi trois années de voiture un peu folles, les 160 aux Champs-Élysées la nuit, etc… ? Je ne crois pas. Je ne crois pas qu’on paye les choses. C’est simplement un petit accès de malchance de même qu’on se réveille avec un bouton sur le nez. Et ça ne sert à rien. Il aurait été aussi bon, aussi juste, aussi profitable que nous restions sur nos deux jambes, et la voiture sur la route. À propos les américains veulent l’acheter 6 millions, cassée, (cf Porsche James Dean). Et Aston me vendra sa nouvelle voiture (280 km/h) moitié prix. Tout ça est réjouissant. Mais pas possible avant six mois (le 280 km/h) c’est bien long.
(pp. 74-75*)

POUR ALLER À UN ENTERREMENT 4 JOURS
1°) Fumer (quelques soient les liens de parenté avec votre famille) Johny Walker (175 cl).
2°) S’habiller de noir. Ne pas vomir dans la fosse. Ne pas se frotter la tête à l’aide du goupillon. Ne pas raconter l’histoire de Toto et du boudin (cf Magne)
3°) Consoler sa mère avec des axiomes (tels que « Un de perdu, dix de retrouvés) etc. Ne pas employer Rien ne sert de courir, il faut partir à point.
4°) Ne pas manquer de montrer ses neveux et nièces à sa mère. Une génération suit l’autre, c’est consolant.
5°) Essayer de penser à autre chose (la fête des fleurs à Grasse etc).

((p. 79*)
*sur ma liseuse
 

Françoise Sagan - Écris-moi vite et longuement. 
Correspondance de Françoise Sagan à Véronique Campion  
(Stock, 2021)

Commentaires

  1. Oups, c'est du Sagan étonnant! (pas autant que le dernier Lucly Luke, qui a réjoui mon samedi)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. A cette époque, Sagan n'est encore qu'une gamine espiègle et parfois irrévérencieuse (cette correspondance court, en gros, de ses seize ans à une petite vingtaine d'années).

      Supprimer
  2. Ces citations sont tout à fait réjouissantes. J'ai envie de connaître la femme (par sa correspondances et ses chroniques) davantage que l'auteure. Ma récente déception avec Bonjour tristesse a été cuisante.
    Par ailleurs, je viens de lire Tropismes de Sarraute. J'en parlerai bientôt!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La Sagan que tu as envie de découvrir est celle que, moi aussi, je préfère. Tellement spirituelle, drôle... et toujours avec classe.

      Supprimer
  3. ça fera mon bonheur quand ce sera en poche !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'en doute pas une seconde. Moi, j'ai tellement aimé que je pense acheter la version papier pour la conserver. 😉

      Supprimer
  4. Réponses
    1. Drôle, oui, assurément. Mais plutôt que cynique, je dirais effrontée, car même si elle ne se pliait pas aux conventions, elle ne le faisait pas par pure provocation et manifestait toujours du respect pour autrui. En tout cas, c'est un délice ☺️

      Supprimer
  5. j'aimais la personne, mais jamais attirée par ses livres par contre ces correspondances vont me plaire
    mon seul gros bémol : pourquoi aucun accent ? ça manque terriblement !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est savoureux, mais ça se lit très (trop) vite. En revanche, je ne comprends pas ta remarque sur l'absence totale d'accents. S'il arrive qu'il en manque, ce n'est que ponctuel et cela fait partie des fautes d'orthographe et de typo qui ont été conservées par l'éditeur.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Si le post auquel vous réagissez a été publié il y a plus de 15 jours, votre commentaire n'apparaîtra pas immédiatement (les commentaires aux anciens posts sont modérés pour éviter les spams).