Les entreprises n’étaient jamais qu’un nouveau Far West pour les prédicateurs de son espèce. On vendait là les mêmes charlataneries que jadis à Tombstone ou Abilene.

 

 
Hélène travaille donc au sein de la
business unit service public de WKC, laquelle se charge de faciliter la transposition à Bordeaux, Toulouse ou en Picardie des nécessaires changements qui s’imposent à l’échelle mondiale. Elle qui rêvait de voyage et de grande vie, la voilà servie. Elle prend des trains régionaux, dort à l’Ibis près de la gare et rencontre toujours à l’arrivée ce même homme avec une cravate qui lui adresse son regard double. D’un côté, elle est jeune et c’est une femme, ce qui l’inciterait plutôt à la traiter comme du menu fretin. En même temps, elle vient de Paris et gagne plus de fric que lui, ce qui reste intimidant.
L’homme en question, qui est généralement un quinquagénaire roublard aimant les déjeuners qui se prolongent et les mocassins parce que ça lui évite de se plier en deux pour faire ses lacets, s’arrange comme il peut de ces données contradictoires, en se montrant modérément charmeur et relativement directif.
— Ce que je veux, c’est qu’on fasse mieux à effectifs constants, explique-t-il en lissant sa cravate.
Ils disent tous ça, Hélène a l’habitude. Personne ne prononce jamais le mot masse salariale, c’est obscène.

(p. 236*)

Il faudrait qu’elle revérifie les slides une dernière fois avant d’y aller. Demander à Lison d’imprimer des dossiers pour chaque participant, recto verso pour éviter qu’un écolo vétilleux ne lui mette la misère. Ne pas oublier la page de garde personnalisée. Elle connaissait le personnel des administrations, les chefs de service, toutes ces cliques d’importants et d’inquiets qui composaient l’encadrement des forces municipales. Les mecs étaient fous de joie dès qu’on apposait leur nom sur une chemise ou en première page d’un document officiel. Passé un certain stade, dans leurs carrières embarrassées, se distinguer des sous-fifres, se démarquer des collègues, tenait lieu de tout.
(p. 10*)

Quant au travail proprement dit, elle n’en avait tout simplement plus vu l’intérêt. À quoi bon ces tableaux Excel, ces réunions reproductibles à l’infini, et le vocabulaire, putain ? Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots “impacter”, “
kickoff” ou “prioriser”, elle était prise d’un haut-le-cœur. Et vers la fin, elle ne pouvait même plus entendre la note émise à l’allumage par son MacBook Pro sans éclater en sanglots.
(p. 12*)

Tout au long de son audit, elle s’était étonnée de voir cette Babel tenir encore debout. Les paresses empilées, le flou des hiérarchies, les haines immémoriales entre chefferies administratives avaient accouché d’un véritable Tchernobyl digital. Quand on pensait que les habitants confiaient leur numéro de carte bleue à ce système digne des Soviets pour payer la cantine des gosses ou leur carte de résident, ça laissait songeur.
(p. 23*)

— Tu peux pas leur foutre une raclée parce qu’ils sont moins intelligents que toi et se la pètent toute la sainte journée au prétexte qu’ils ont fait trois quarts d’heure de Sciences Po y a quinze ans. Moi aussi, je traite sans arrêt avec ces gens-là, les petits chefs, les placardisés qui veulent s’essuyer les pieds sur un presta pour prouver qu’ils existent, des blaireaux qui n’ont pas eu une idée originale depuis 1981. Et tu sais quoi ?
— Tu te couches. [...]
— Ils le savent au fond, qu’on gagne plus de blé, qu’on a des vies plus cools. Ces mecs tueraient père et mère pour avoir un quart de point en plus, un bout d’échelon, un petit bureau fermé, une prime de machin. Laisse tomber. Pense à tes primes. Carpette.

(p. 111*)

Car avant que n’advienne ce Grand Est qui devait faire la fortune des cabinets de
consulting en général et d’Elexia en particulier, les anciennes régions disposaient naturellement de leurs propres organisations, lesquelles résultaient d’années d’usages, de replâtrages divers et de particularismes indigènes. Surtout, au sommet de chacune desdites organisations trônait un chef qui n’entendait pas céder sa place. Au départ, nul n’avait jugé utile de solliciter une expertise extérieure pour mener à bien cette fusion ordonnée depuis Paris, les ressources étant évidemment disponibles en interne. Mais après six mois de réunions improductives, de coups fourrés entre comités directeurs, et face à la menace d’une reprise en main par l’autorité administrative, le recours à un tiers avait fini par s’imposer.
Hélène débarquait donc en pleine guerre picrocholine et trouvait dans chaque organisme où elle intervenait des équipes irréconciliables et une poignée de cadres au bord de la crise de nerfs. L’étendue des dégâts ne la surprenait guère. Cent fois déjà, elle avait pu constater les effets dévastateurs de ces refontes imposées en vertu de croyances nées la veille dans l’esprit d’économistes satellitaires ou dans les tréfonds de
business schools au prestige indiscuté. Ces catéchismes managériaux variaient d’une année à l’autre, suivant le goût du moment et la couleur du ciel, mais les effets sur le terrain demeuraient invariables.
Ainsi, selon les saisons, on se convertissait au
lean management ou on s’attachait à dissocier les fonctions support, avant de les réintégrer, pour privilégier les organisations organiques ou en silos, décloisonner ou refondre, horizontaliser les verticales ou faire du rond avec des carrés, inverser les pyramides ou rehiérarchiser sur les cœurs de métier, déconcentrer, réarticuler, incrémenter, privilégier l’opérationnel ou la création de valeur, calquer le fonctionnement des entités sur la démarche qualité, intensifier le reporting
ou instaurer un leadership collégial.
(pp. 113-114*)

Quant aux syndicats, ils devaient faire avec, toujours deux trains de retard sur ces frénésies réformatrices, n’ayant pour eux qu’un peu de bonne volonté, de vagues capacités de nuisance et un passé glorieux qu’ils chérissaient comme une médaille dans un paysage en ruine.
(p. 114*)

Derrière l’armature mathématique, les théories managériales, les principes organisationnels (qui d’ailleurs pouvaient à l’occasion s’avérer d’une redoutable efficacité), ce qu’elle faisait relevait bien souvent du boniment de saloon. Les entreprises n’étaient jamais qu’un nouveau Far West pour les prédicateurs de son espèce et les administrations faisaient elles aussi d’excellentes églises pour ces prêches revisités. On vendait là les mêmes charlataneries que jadis à Tombstone ou Abilene. C’était un métier. Offrir des remèdes miracles, apporter à domicile des nouvelles de l’air du temps économique et acclimater dans ces fragiles écosystèmes les dernières créatures en date de la ménagerie néolibérale.
(p. 116*)

Il s’agissait aussi de leur apprendre à se comporter en vrais managers, ne bougez pas trop vos mains quand vous parlez, posez votre voix, évitez les phrases à la forme négative, enfin toute cette psychologie tragique faite de lieux communs et de sommaire manipulation qui tient lieu de science dans les hauts lieux de la décision.
(p. 233*)

*sur ma liseuse

Nicolas Mathieu - Connemara (Actes Sud, 2022)

Commentaires

  1. Je viens de découvrir Nicolas Mathieu avec son polar social Aux animaux la guerre, qui m'a tellement plu que j'ai bien l'intention de lire tous les titres de cet auteur. Aussi celui attendra une sortie en poche ... Enfin, si j'arrive à résister car vu les extraits que tu a choisis, je trépigne.

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    1. J'espère que tu es d'un caractère déterminé car je m'apprête à publier d'autres extraits de Connemara : les passages que j'avais relevés au cours de ma lecture étaient trop nombreux, j'ai préféré les "classer" thématiquement pour que ce soit plus digeste pour qui n'a pas lu le roman et se montrera curieux.
      Comme tu l'auras remarqué, celui-ci était consacré au monde du travail, plus précisément celui du marketing et des cabinets de consulting. Trois autres thématiques vont suivre. Alors, j'espère que tu sauras rester forte et tenir tes résolutions 😄

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  2. On sent que ce roman t'a parlé, c'est le moins que l'on puisse dire ! Je l'ai lu aussi, et pas commenté. Comme tous les romans de Nicolas Mathieu que j'ai lus, je l'ai aimé, mais peut-être un soupçon moins que les autres. Cela ne vient pas de l'écriture, qui a toujours tout pour me plaire, mais du (ou des) thèmes qui me sont un peu étrangers. Mais c'est tout personnel.

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    1. Pour travailler avec des clients qui eux font appel aux "compétences" de ce genre de cabinet conseil, ça ne pouvait que trouver un écho chez moi, malheureusement.
      Je n'ai toujours pas lu Rose Royal, mais Connemara est le meilleur des trois romans de Nicolas Mathieu que j'ai lus jusqu'ici.

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  3. c'est le sujet qui ne m'attire absolument pas dans un roman - il écrit bien mais je crois que ça a déjà été abordé dans pas mal de livres déjà ? mais bon, je passe mon tour ! sinon, ça va bien ?

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    1. Je comprends que ce sujet ne te séduise pas mais je me dois de préciser que ces premiers extraient te donnent une idée faussée du roman. Il ne s'agit pas là du thème central mais de l'un des thèmes qui irriguent un roman plus riche encore.

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  4. Je garde un très bon souvenir de notre lecture commune de "Leurs enfants après eux", et j'avais aussi beaucoup aimé "Aux animaux la guerre". A voir si j'aurai la patience d'attendre la sortie poche de celui-là, qui me tente terriblement. En attendant, je viens de lire sa nouvelle "Rose Royale", très bien aussi.. ce Nicolas Mathieu est en train de devenir une valeur sûre...

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    1. Rose royal est le prochain sur ma liste, avec aussi les deux albums jeunesse qu'il a co-écrits avec Pierre-Henry Gomont. Il a dit dans une interview s'être inspiré des réparties de son fils, qu'il partage parfois sur Insta; ça devrait donc être savoureux.

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