Elle a déjà pénétré dans cet âge cruel où le nombril est maître, la souffrance des autres purement fictive.

Sophie Marceau dans La Boum, de Claude Pinoteau, 1980
 
Parfois, elle en chiale, de rage et d’impatience, de vouloir que les choses s’accélèrent et de regretter en même temps que tout change. Quand elle pense qu’il lui reste quatre ans avant le bac, elle péterait tout tellement ça l’énerve. Elle compte les jours qui la séparent de ses dix-huit ans, quand elle pourra dire je suis majeure et je vous emmerde. Sa vie est comme une cocotte-minute. Elle sent la pression monter. Elle se dit qu’elle ne tiendra jamais, c’est trop, c’est pas assez, et des larmes coulent toutes seules alors qu’elle n’est même pas si malheureuse.
(p. 72*)

Parfois, elle se demande comment ça se passera quand viendra son tour. L’amour lui fait exactement le même effet que le permis de conduire. Tout le monde y arrive mais elle, elle en est convaincue, elle ne saura pas. Jamais elle ne sera capable de passer les vitesses, faire gaffe à droite, à gauche, regarder dans le rétro, elle est trop maladroite, tête en l’air, d’ailleurs sa mère n’arrête pas de le lui dire, mais bon Dieu fais attention où tu mets les pieds. À chaque fois qu’elle essuie la vaisselle, elle casse une assiette. Elle n’y peut rien, son esprit bat la campagne. Il lui arrive encore de mettre son t-shirt devant derrière ou de sortir de la maison avec du dentifrice sur le menton. Elle se sent inachevée et ne peut pas s’imaginer dans un lit avec un garçon. Elle n’y arrivera pas, c’est sûr.
(p. 60*)

Il a posé sur l’épaule d’Hélène sa lourde main de père et, dans ce poids sur elle, la jeune fille sent le nécessaire. Ça va aller, ça ira. Et subitement, elle ressent une grande tristesse, qui ne s’explique pas. C’est chiant d’être comme ça, les sentiments en chassé-croisé, toujours le cœur sur un
roller coaster.
(p. 65*)

Hélène se penche pour mieux voir et fouille chaque image, les ombres, les nez busqués, les regards tous identiques. À chaque fois, la même leçon de mélancolie qui fait envie, de tristesse sur la langue qui fond comme du sucre d’orge. Elle aussi voudrait être de ce monde en noir et blanc, écrire des poèmes, des romans, connaître des amours fatidiques, disposer du décor adéquat pour une vie qui tient la route. C’est dans ces photos qu’elle se sentirait chez elle, dans ces vies exemplaires, ces ambiances difficiles à décrire, mais où elle serait heureuse, à coup sûr. Elle éprouve la même impression quand elle ­feuillette le
Figaro Madame chez le dentiste.
(p. 67*)

Il ne faudra pas plus de trois heures ce soir-là à Hélène pour achever la lecture du livre prêté par sa nouvelle amie, qu’elle trouvera aussi beau qu’horrible. Certaines pages la scandaliseront si fort qu’elle les lira deux fois pour mieux les réprouver.
(p. 70*)

Hélène et Charlotte sont à l’âge où un visage peut devenir un sentiment. Ça leur fait ça avec Christophe, mais aussi avec Mathieu Simon ou Jérémy Kieffer, qui sont tous plus âgés, mignons, et surtout cools [...]
(p. 73*)

Hélène voit le truc venir. Son père la prend par les sentiments, classique. Mais il est trop tard. Elle a déjà pénétré dans cet âge cruel où le nombril est maître, la souffrance des autres purement fictive. Les coups de blues de sa mère n’auront pas raison de son fantasme. Elle veut le maillot deux pièces sur la plage blanche et bleue, les balades à vélo, la grande vie qu’elle devine là-bas, dans leur île à l’autre bout du pays.
(p. 131*)

Peut-être que c’est ça justement grandir, découvrir qu’on n’est qu’une gosse et que le monde est un risque terrible à courir. Puis une minute passe, qui a l’amplitude d’une heure.

(p. 149*)

*sur ma liseuse

Nicolas Mathieu - Connemara (Actes Sud, 2022)

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