Hélène les a détestés pour ce scepticisme de gagne-petit, leur philosophie d’éternels baisés qui mue la modestie en vertu, le larbinat en sagesse, l’ambition en arrogance.

Jean Gaumy - Les Hauts Chozeaux, Isère, France, 1978


[...] autour d’elle, tout le langage a commencé de s’effilocher. Des tas de trucs qu’elle prenait pour argent comptant sont devenus suspects. Des gentillesses ont maintenant des airs de manipulations. Des candeurs la révoltent. Quand sa mère dit tout le monde ne peut pas devenir ingénieur par exemple, ou quand on lui demande de finir son assiette parce qu’il y a des pays où l’on n’a rien à bouffer. Sans parler de ces expressions toutes faites qui sont comme la sagesse des gagne-petit : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, il ne faut pas péter plus haut que son cul, on n’a jamais vu un coffre-fort suivre un corbillard. Quand ses parents font l’apologie de la simplicité aussi, lui donnent ses cousins en exemple, quand ils critiquent les ambitieux, les parvenus, ceux qui exhibent leur réussite, quand ils vantent le mérite des bosseurs, des manuels, des bricolos, des débrouillards, de ceux qui passent entre les gouttes, mamailleurs et autres contrebandiers du jour le jour.
(p. 57*)

Les deux hommes se trouvaient encore à table, pris dans le foin tiède des habitudes et de la digestion.
(p. 75*)

Après ça, Gérard Marchal n’avait pas fait davantage de commentaires, mais il avait donné un coup de main pour mettre la table et abandonné sa polaire sur le dossier de sa chaise, c’est dire si c’était fête.
(p. 75*)

Chaque famille a ses égouts et, sous l’effet de la cohabitation, ceux des Brassard refoulent des odeurs inattendues.
(p. 134*)

En tout cas, ces mésaventures avaient fini de gâter son humeur et il n’attendait désormais plus rien de son pays. Politiciens, flics, magistrats ou assureurs, il les mettait tous dans le même sac. Même chose pour la Sécu, la caisse de retraite ou l’État, qui favorisaient les branleurs et les citoyens de fraîche date, même s’ils ne savaient rien foutre que brûler des bagnoles, violer des gamines ou brutaliser des chauffeurs de bus. Et chaque jour, il attisait son ressentiment devant les débats des chaînes d’info où se confirmaient ses intuitions et le progrès continu de ses idées. Tout cela composait une vie chiche de plaisirs, aux relents aigres, qui tirait en longueur et à laquelle il tenait pourtant.
(pp. 163-164*)

C’était drôle de revenir dans ce genre d’endroits. Chaque week-end, des familles venaient là pour faire des projets, acheter une table de ping-pong ou du papier peint, avant d’aller manger un
T-bone avec des frites, ou se taper la cloche dans un buffet chinois à volonté. Hélène avait connu ces récréations hebdomadaires, les dépenses qui annulaient les semaines toutes identiques, le baume des petits achats inutiles. Elle aussi avait dérivé des heures avec ses parents dans ces archipels de béton, de hangars en parkings, remplissant des caddies et rapportant à la maison une plante ou un coussin, une quelconque babiole qui semblait rendre la vie plus supportable.
(p. 189*)

Hélène les a détestés pour ce scepticisme de gagne-petit, leur philosophie d’éternels baisés qui mue la modestie en vertu, le larbinat en sagesse, l’ambition en arrogance. Hélène, elle, veut tout !
(p. 196*)

On a si peu de raisons de se réjouir dans ces endroits qui n’ont ni la mer ni la tour Eiffel, où Dieu est mort comme partout, et où les soirées s’achèvent à vingt heures en semaine et dans les talus le week-end.
(p. 201*)

Les voyant là, quasi rabibochés, Christophe ne retrouvait plus les raisons de leurs anciennes disputes. Pourtant, il y en avait eu, des engueulades. Ils en étaient même venus aux mains. En réalité, ils s’étaient toujours battus, sauf que Gérard foutait des trempes à son gosse quand il était petit, comportement admis, pédagogique même, tandis que le jour où Julien avait été en mesure de se rebiffer, la chose avait aussitôt pris les dimensions d’un mini-fait divers. Il avait collé son père au mur, et lui avait dit, la prochaine fois je te crève. À présent, la mère n’était plus là. Ils auraient voulu s’empoigner qu’ils n’auraient plus su comment. Ces rapports-là venaient de disparaître avec elle.
(p. 273*)

Hélène était du même avis. Il ne restait rien dans sa tasse, mais elle n’envisageait pas de partir déjà. C’était le plus drôle, comme elle se sentait bien chez ses parents à présent.
Bien sûr, si elle s’attardait, la situation ne pourrait que tourner au vinaigre. Parce que sa mère voudrait bientôt dicter chacun de ses gestes, lui demanderait pourquoi elle faisait ci et pas ça, elle devrait à nouveau porter des patins et toutes leurs petites habitudes de vieux acclimatés l’un à l’autre depuis des lustres redeviendraient une insupportable camisole.

(pp. 314-315*)

Il fit quand même l’effort de déjeuner avec son père et prit une bière qui le requinqua un peu, assez en tout cas pour sourire quand on lui adressait la parole. Mais il le savait. C’était une de ces journées perdues, quand même le beau temps fait mal et que les copains ont des gueules d’assassins.
(p. 354*)

*sur ma liseuse
Nicolas Mathieu - Connemara (Actes Sud, 2022)

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