Zimbardo a fait d'Abu Ghraib une sorte d’événement jumeau validant a posteriori ses résultats

Image tirée du film The Stanford Prison Experiment, de Kyle Patrick Alvarez (2015)


[...] « je ne connaissais vraiment rien aux prisons » à cette époque, « j’avais juste donné un cours d’été sans queue ni tête sur le sujet ». La seule demande qu’il avait faite pour visiter une prison avait été rejetée [...]
(p. 16*)

Épure stylisée symbolisant toutes les situations de domination, elle [l'expérience de Stanford] est devenue un support de projection des fantasmes et des interprétations les plus débridés ; son caractère à la fois théâtral et scientifique lui assure un énorme coefficient de circulation, au point qu’elle fait partie de la culture populaire aux États-Unis et au-delà.
(p. 24*)

Les recherches de Zimbardo sur le sujet ne sont pas seulement nourries de préjugés et de fictions mais aussi d’un sentiment amer de décadence généralisée.
(p. 37*)

Zimbardo présente souvent l’expérience de Stanford comme l’aboutissement logique de ces différentes expériences sur l’anonymat, la désindividuation et l’agressivité [...] il n’a pas imaginé de toutes pièces son expérience sur la prison ; il s’est contenté de dupliquer une expérience conçue et réalisée trois mois plus tôt par un de ses étudiants.
(pp. 39-40*)

« Il a fallu les atrocités de la guerre du Vietnam pour que je me souvienne que j’étais devenu psychologue non pas pour contribuer à remplir l’entrepôt de la connaissance, mais pour essayer à ma petite échelle d’améliorer la qualité des vies humaines. »
(pp. 41-42*)

Chaque sous-discipline
[de la psychologie] ressemble à une religion liant indissolublement le destin d’un groupe professionnel à celui d’un dogme plus ou moins figé. Les membres de cette sous-discipline, dans leur volonté de reconnaissance et d’autonomie, ont généralement tendance à exacerber la singularité de leur doctrine, et des propositions qu’ils acceptent comme allant de soi font crier d’indignation les défenseurs de la sous-discipline voisine. Cet éclatement produit indéniablement des découvertes scientifiques, mais il permet aussi à chaque sous-discipline d’échapper au regard critique des autres ; la dispersion atténue la compétition tout en évitant la surpopulation dans un champ de recherche. Et chacune de ces sous-disciplines court le risque d’organiser sa propre myopie collective, de devenir un cocon épistémologique, un microcosme de laboratoires, de départements, de revues et de colloques unis autour d’un petit panthéon d’auteurs et de théorèmes.
(pp. 53-54*)

Mais même quand les hypothèses sont volontairement dissimulées, les exigences de la situation transparaissent en général de bien des manières : la façon dont l’expérience est mise en scène et présentée, les instructions explicites et implicites de l’expérimentateur, les éventuelles rumeurs circulant sur le campus, la manière dont les volontaires sont recrutés ou encore le protocole qu’ils doivent suivre. Par son attitude et ses réactions, l’expérimentateur laisse entendre ce qui est « bien » et ce qui est « mal », ce qui est « normal » et ce qui est « déviant », ce qui est attendu ou jugé sans intérêt. Que ces signaux donnent une image exacte ou non des résultats espérés, peu importe, ils influent sur la manière dont les volontaires réagissent à la situation expérimentale. Et pourtant, dans la très grande majorité des cas, l’expérimentateur et le volontaire, tous deux soucieux de la réussite de l’expérience, font comme si de rien n’était, même après la fin de l’expérience, et ces multiples biais ne font même pas l’objet d’une notule au fin fond des articles scientifiques.
(pp. 92-93*)

Abu Ghraib occupe une place particulière dans la postérité de l’expérience. Zimbardo en a fait une sorte d’événement jumeau validant
a posteriori ses résultats, comme si sa prison avait « prédit » celle d’Abu Ghraib. Devenu expert psychologue pour l’un des soldats accusés, il revendique une connaissance approfondie de la prison irakienne et s’autorise de nombreux rapprochements entre les deux situations.
(p. 104*)

Il a utilisé son expérience non pour questionner ses concepts, mais pour les illustrer, et il a utilisé ses concepts non pour questionner la réalité mais pour signaler son appartenance à un camp. Ses généralisations en noir et blanc sur la prison-comme-métaphore-de-toutes-les-dominations résonnaient ainsi parfaitement avec le courant anti-institutionnel qui a chahuté la décennie 1965-1975 ; le problème est qu’elles n’ont pas changé depuis, alors que les sciences sociales ont développé des conceptions bien plus nuancées de la manière dont le pouvoir s’exerce, dans un jeu de négociations et de rétroactions entre dominants et dominés qui diffère selon les époques et selon les institutions.
(p. 113*)
*sur ma liseuse 
 
Thibault Le Texier - Histoire d'un mensonge. 
Enquête sur l'expérience de Stanford  
(La Découverte, Zones, 2018)

Commentaires

  1. Mais oui, je pense avoir lu quelque chose sur cette expérience (ou similaire) ah oui, dans celui dont on parle ici https://projects.iq.harvard.edu/reading-through-a-pandemic/humankind-a-hopeful-history (je l'ai lu en français, ça fait réfléchir)

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  2. Comme je le signale dans mon billet (à paraître), même si on ne connaît pas son nom, on connait cette expérience.
    D'ailleurs, dans l'article que tu cites, il est également fait le rapprochement avec l'expérience de Milgram, que l'on connaît aussi sans forcément le savoir. Mais il suffit de citer I comme Icare, d'Henri Verneuil, pour que ça parle aux plus anciens.

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