Ce qui fait un valet ce n’est pas son maître, ce qui fait un valet c’est son désir de devenir maître

©Matt Seymour (source)
 
Ils étaient accroupis sur la grève et elle pointait le doigt vers l’immensité étalée devant eux. Ce jour-là le ciel et l’eau étaient du même gris et pourtant ils ne consommaient leur union que loin, très loin, à l’extrême limite de l’horizon. Le garçon se tenait sur ses gardes. Il avait déjà vu des flaques et des mares, mais ceci jamais. Les flaques et les mares pouvaient être franchies. Les flaques et les mares étaient des eaux mortes alors qu’il se sentait ici en présence d’une force éminemment vive, une puissance phénoménale contenue à grand-peine sous la surface et susceptible à chaque instant de se libérer. Dans son grondement sourd, incessant, il percevait une menace. Ses effluves âcres et lourds lui emplissaient les poumons, lui portaient au cœur. Sans parler de l’écume blanchâtre qu’elle bavait sur le sable.
La mère était restée un long moment le regard tourné vers le large. Dans le globe de ses yeux brillait une flamme que le garçon ne connaissait pas. Qu’il aurait aimé faire naître lui-même ou pour le moins recueillir dans la conque de ses mains pour la protéger du vent et de tout. Cette lueur nouvelle l’étonnait. Que voyait-elle là-bas qui embrasait ainsi son âme ?

(p. 15-16*)

Tout homme laisse un jour derrière lui son enfance. Il ne la retrouvera pas. Seuls quelques très vieux ou très fous bénéficient parfois de cette seconde chance. Les autres quand ils quittent ce monde qu’ont-ils de si précieux à emporter ?
(p. 37*)

Au soir tombant souvent on le trouve accroupi devant une petite cuvette d’eau stagnante creusée dans la roche. Considérant son reflet dans ce miroir de longues minutes durant. Le dardant du regard sans ciller jusqu’à ce qu’il parvienne à s’en séparer, à se détacher de lui, à en faire un parfait étranger : ami ou ennemi qu’importe, pourvu qu’il soit un autre. Pourvu qu’ils soient deux.
(p. 45*)

Il veut se frotter à ses semblables. À compter de ce jour il ne refusera plus leur compagnie, et même il la recherchera, et cela ne changera pas jusqu’au crépuscule de sa vie où sans doute alors il aura fait le tour de ce qu’ils sont et de ce qu’il est et jugera bon de s’en détacher et où de nouveau il aspirera à la solitude qui est au final la seule certitude et l’unique vérité sur lesquelles l’homme peut se reposer.
(p. 54*)

Trois décennies plus tard, quelque part dans les confins de la jungle amazonienne, un vieil Amérindien clairvoyant et désabusé lui dira en substance ceci : Votre peuple (et là-dedans il comprendra l’ensemble de l’humanité hors les quelques tribus voisines de la sienne), votre peuple n’est constitué que de valets et de maîtres, d’une grande quantité de valets et d’une petite poignée de maîtres, d’une infinité de valets, insistera-t-il, pour un unique maître au final, chaque valet aspirant de tout son cœur et de toute son âme à passer maître à son tour, mais chaque maître étant en réalité le valet d’un autre maître encore plus important que lui, et cela valant aussi pour vos dieux qui servent à n’en pas douter les desseins d’une puissance qui leur est bien supérieure, et non point bonne et charitable celle-ci, mais malveillante, maléfique, il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir ce que l’on vous impose, ce que vous endurez, ce que vous acceptez, il n’y a qu’à vous regarder agir et vous regarder vivre, ça crève les yeux, vos dieux sont des valets comme les autres, ni plus ni moins, si bien que si l’on fait le compte il ne reste que des milliers, des millions de valets pour ce seul maître, le maître suprême, vraisemblablement cruel, vraisemblablement dément, et si tant est encore que l’on ne considère pas ce maître comme étant lui-même soumis à sa propre cruauté, subordonné à sa folie, c’est-à-dire qu’il soit en somme son propre valet.  Mais comment s’en affranchir ? demandera le vieil Amérindien. Comment votre peuple, le tien, dira-t-il au garçon, pourrait-il recouvrer sa liberté ? Tuer le maître ne fera pas de vous des hommes libres. Éliminer le maître ne permettra pas d’éliminer les valets que vous êtes. Pourquoi ? Parce qu’un autre aussitôt prendra sa place, et un autre après lui, et encore un autre. Sans fin. Le cycle se poursuivra et la cohorte des valets se perpétuera. Parce que ce qui fait un valet ce n’est pas son maître, ce qui fait un valet c’est son désir de devenir maître. Cela et rien d’autre. Tuer le maître ne serait donc d’aucune utilité, ce qu’il faut c’est tuer, c’est éradiquer le désir de l’être. Cette ambition-là, cette envie, ce besoin, il faut s’en délivrer. C’est l’unique solution. Mais il ne me paraît pas, conclura-t-il, que votre peuple soit près d’y parvenir, ni même qu’il soit près de le souhaiter.
(pp. 71-72*)

Il ne se loue pas. Ne se vend pas. Il se donne.
Eux se le partagent.

(p. 74*)

Regarde, fiston, parce qu’un jour tu ne verras plus. Écoute, parce que tu n’entendras plus. Sens, touche, goûte, étreins, respire. Qu’au moins tu puisses affirmer, le moment venu, que cette vie qu’on te retire, tu l’as vécue.
(p. 155*)

Le rituel veut qu’elle lui tende d’abord le volume choisi. Il le prend. Il en effleure, en caresse les deux faces, dessus, dessous, et la tranche au milieu qui les sépare et qui les lie. Ses gestes ont la douceur des prémices et la solennité des sacrements. Elle ne le quitte pas des yeux. Ensuite il y plonge le nez. Pour mieux dire, il le porte à l’orée de ses narines et l’ouvre, l’évente délicatement et respire, hume, s’imprègne des senteurs d’encre et de papier et peut-être, qui sait, du parfum même des mots. Ses paupières se plissent. Il referme le livre et le tient encore un moment dans ses mains, serré. Puis le lui rend. Elle s’en saisit.
(p. 198*)

Elle dit qu’elle ne parvenait pas à associer le mot « père » et le mot « mort ». Son esprit ne pouvait l’appréhender. Sa main ne pouvait tracer les mots. Ils sont si durs parfois. Ils sont d’une telle cruauté. Si on tente de les exposer tels quels, nus et crus et dans leur vérité la plus brute, alors leur onde de choc est si puissante que la raison se mure pour se protéger, elle se ferme et rejette les mots car elle est incapable de les assimiler.
(p. 410*)

On lui délivre sa tenue de sortie : un complet, une chemise, un chapeau, des galoches. On lui remet son solde – une somme dérisoire. C’est tout.
Il est libre.
Il n’a pas le droit de quitter le territoire. Il n’a pas le droit d’y exercer la plupart des métiers. Il n’a pas le droit de pénétrer dans la plupart des établissements. Il n’a pas le droit de s’asseoir sur un banc public. Il n’a pas le droit de fouler le gazon d’une promenade. Il n’a pas le droit de voler.
Il est libre.

(p. 463*)
*sur ma liseuse
 
Marcus Malte - Le Garçon (Zulma, 2016)

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