Au lieu de chercher à rendre exactement ce que j’ai devant les yeux, je me sers de la couleur plus arbitrairement pour m’exprimer fortement

Lettre de Vincent à Théo datée du 19 mars 1889 (Lettre 750) © Musée Van Gogh


Que de beautés dans l’art, à condition de pouvoir retenir ce que l’on a vu. On n’est alors jamais désœuvré ni vraiment solitaire, jamais seul.
(p. 44*)

La nature commence toujours par résister au dessinateur, mais celui qui prend sa tâche vraiment au sérieux ne se laisse pas dérouter, car cette résistance, au contraire, est un excitant pour mieux vaincre, et au fond la nature et un dessinateur sincère sont d’accord.
(p. 67*)

A bien des égards, mais plus spécialement pour le dessin, j’estime que « serrer de près vaut mieux que lâcher ».
(p. 67*)

Un beau jour que les gens commenceront par dire que je sais bien dessiner mais non peindre, je sortirai peut-être un tableau au moment où on ne s’y attend pas. Mais aussi longtemps que cela a l’air
comme si je devais le faire, et comme s’il m’était défendu de faire autre chose, je ne le ferai sûrement pas.
(p. 75*)

J’ai pourtant des oreilles pour entendre, Théo ; lorsqu’on me dit : « Vous avez un vilain caractère », que dois-je faire ?
J’ai fait demi-tour et je suis parti seul, mais avec beaucoup de tristesse au cœur parce que Mauve a osé me dire cela. Je ne lui demanderai pas de me l’expliquer, et je ne m’excuserai pas non plus. Et pourtant, – et pourtant – et pourtant !
Je voudrais que Mauve s’en repentît.
On me soupçonne de quelque chose, – c’est dans l’air, – il y a quelque chose derrière moi. Vincent cache quelque chose qui ne peut voir la lumière.

(p. 76*)

[...] je ne veux pas que la beauté soit due à mon matériel, mais à moi-même.
(p. 78*)

Il faut comprendre comment je considère l’art. Pour arriver à la vérité, il faut travailler longtemps et beaucoup. Ce que je veux et ce à quoi je vise est bigrement difficile, et pourtant je ne crois pas viser trop haut.
Je veux faire des dessins qui
frappent certaines gens.
(p. 80*)

Somme toute, je veux arriver au point qu’on dise de mon œuvre : cet homme sent profondément et cet homme sent délicatement. Malgré ma soi-disant grossièreté, comprends-tu, ou précisément à cause d’elle.
Que suis-je aux yeux de la plupart – une nullité ou un homme excentrique ou désagréable – quelqu’un qui n’a pas de situation dans la société ou qui n’en aura pas, enfin un peu moins que rien.
Bon, suppose qu’il en soit exactement ainsi, alors je voudrais montrer par mon œuvre ce qu’il y a dans le cœur d’un tel excentrique, d’une telle nullité.

(p. 80-81*)

L’art demande un travail opiniâtre, un travail malgré tout et une observation toujours continue.
Par opiniâtre je veux dire un travail constant, mais également l’attachement à sa conception malgré les dires de l’un ou de l’autre.

(p. 81*)

Ce que je veux dire à propos de la différence entre l’art ancien et moderne est que les artistes modernes sont peut-être de plus grands penseurs.
(p. 81*)

Rembrandt et Ruysdael sont sublimes, et pour nous tout autant que pour leurs contemporains, mais il y a dans l’art moderne quelque chose qui nous arrive d’une façon plus personnellement intime.
(p. 81*)

Je voulais simplement te dire ceci, je sens qu’il y a des choses de couleur qui surgissent en moi pendant que je peins, que je ne possédais pas auparavant, des choses larges et intenses...
(p. 84*)

Faire des études, selon moi, c’est semer, et faire des tableaux, c’est récolter.
Je crois qu’on pense bien plus sainement lorsque les idées surgissent du contact direct avec les choses que lorsque l’on se met à regarder les choses avec le but d’y trouver telle ou telle idée.

(p. 90*)

Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent, et ce que l’on
peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert de rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens.
(p. 92*)

[...] si je ne vaux rien, maintenant, je ne vaudrai pas davantage plus tard, mais si je vaux quelque chose plus tard, c’est que je vaux aussi quelque chose maintenant. Car le blé est le blé, même si les citadins le prennent au début pour de l’herbe, et de même inversement.
(p. 122*)

Quoique donc cet homme ait de l’argent, quoiqu’il eût bien envie de mon tableau, je me suis senti si brûlant de courage quand j’ai vu que c’était ce qu’il fallait, que tel quel, mon tableau, avec la douce et mélancolique paix provenant de la combinaison des couleurs, créait une atmosphère, que je
n’ai pas pu me décider à le vendre.
Mais comme ça l’avait frappé, je le lui ai donné et il l’a accepté simplement comme je le voulais, sans beaucoup de paroles, en me disant à peine que « ce machin est diablement bien ».
Moi, je n’en pense pas encore autant.

(p. 147*)

Néanmoins, je préfère peindre les yeux des hommes que les cathédrales, car dans les yeux il y a quelque chose qu’il n’y a pas dans les cathédrales, même si elles sont majestueuses et qu’elles en imposent, l’âme d’un homme, même si c’est un pauvre gueux ou une fille de rue, est plus intéressante à mes yeux.
(p. 157*)

Le cobalt est une couleur divine, et il n’y a rien d’aussi beau pour mettre de l’air autour des objets ; le carmin est le rouge du vin et il est chaud, spirituel comme du vin.
Le vert émeraude aussi. Ce n’est pas une économie de se passer de ces couleurs.
Du cadmium non plus.

(p. 158*)

C’est que je sens en moi-même de l’obstination et je suis au-dessus de ce que les gens peuvent dire de moi et de mon œuvre.
(p. 159*)

Si en revenant avec ma toile je me dis : « Tiens, voilà que je suis arrivé juste à des tons au père Cézanne », je veux seulement dire ceci que Cézanne étant
absolument du pays même comme Zola, et le connaît donc si intimement, il faut qu’on fasse intérieurement le même calcul pour arriver à des tons pareils. Va sans dire que vus ensemble cela se tiendrait, mais ne se ressemblerait pas.
(p. 190*)

Je me suis promené une nuit au bord de la mer sur la plage déserte. C’était pas gai, mais pas non plus triste, c’était – beau. Le ciel d’un bleu profond était tacheté de nuages d’un bleu plus profond que le bleu fondamental d’un cobalt intense, et d’autres d’un bleu plus clair, comme la blancheur bleue de voies lactées. Dans le fond bleu, les étoiles scintillaient claires, verdies, jaunes, blanches, roses, plus claires, diamantées davantage comme des pierres précieuses que chez nous – même à Paris – c’est donc le cas de dire : opales, émeraudes, lapis, rubis, saphirs.
La mer d’un outremer très profond – la plage d’un ton violacé et roux pâle il m’a semblé, avec des buissons sur la dune (de cinq mètres de haut la dune) des buissons bleu de Prusse.

(pp. 191-192*)

Cela remue la question éternelle : la vie est-elle tout entière visible pour nous, ou bien n’en connaissons-nous avant la mort qu’un hémisphère ?
Les peintres – pour ne parler d’eux – étant morts et enterrés, parlent à une génération suivante ou à plusieurs générations suivantes par leurs œuvres.
Est-ce là tout ou y a-t-il même encore plus ? Dans la vie du peintre peut-être la mort n’est pas ce qu’il aurait de plus difficile.

(p. 197*)

Alors c’est pourquoi j’ose presque t’assurer que ma peinture deviendra meilleure. Car je n’ai plus que cela.
(p. 203*)

Sous le ciel bleu, les taches orangées, jaunes, rouges des fleurs prennent un éclat étonnant, et dans l’air limpide il y a je ne sais quoi de plus heureux et plus amoureux que dans le nord.
(p. 207*)

Pourquoi est-ce qu’on ne tient pas ce qu’on a, comme font les médecins et les mécaniciens ; une fois quelque chose de découvert et de trouvé, eux ils en gardent la science, dans ces affreux beaux-arts on oublie tout, on ne tient rien.
(p. 207*)

Il y a seulement que je trouve que ce que j’ai appris à Paris
s’en va, et que je reviens à mes idées qui m’étaient venues à la campagne, avant de connaître les impressionnistes.
Et je serais peu étonné si, sous peu, les impressionnistes trouveraient à redire sur ma façon de faire, qui a plutôt été fécondée par les idées de Delacroix que par les leurs.
Car au lieu de chercher à rendre exactement ce que j’ai devant les yeux, je me sers de la couleur plus arbitrairement pour m’exprimer fortement.

(p. 209*)

Aussi la peinture devrait s’exécuter aux frais de la société, et non pas l’artiste devrait en être surchargé.
Mais voilà, il faut encore se taire,
car personne ne nous force à travailler, l’indifférence pour la peinture étant fatalement assez générale, assez éternellement.
(pp. 210-211*)

La peinture comme elle est maintenant, promet de devenir plus subtile – plus musique et moins sculpture – enfin elle promet la
couleur. Pourvu qu’elle tienne cette promesse.
(p. 218*)

Je voudrais en arriver à te faire bien sentir cette vérité, qu’en donnant l’argent aux artistes, tu fais toi-même œuvre d’artiste et que je désirerais seulement que mes toiles deviennent telles, que tu ne sois pas trop mécontent de
ton travail.
(p. 237*)

Pour ce qui est de la vente, certes je te donne raison de ne pas la rechercher exprès, certes je préférerais moi ne jamais vendre si la chose pouvait se faire...
(p. 239*)

Alors après, si tu gardes mes tableaux pour toi, soit à Paris soit ici, je serai beaucoup plus content de pouvoir carrément dire que tu préfères garder mon travail pour nous que de le vendre, que d’avoir à me mêler de la lutte d’argent dans ce moment. Certes. D’ailleurs si ce que je fais est bon, alors nous n’y perdrons rien en tant que quant à l’argent, car comme du vin qu’on aurait en cave cela caverait tranquillement. D’un autre côté ce n’est que comme de juste que je me donne un peu de mal pour faire une peinture telle que
même au point de vue de l’argent il soit préférable qu’elle soit sur ma toile que dans les tubes.
(p. 243*)

Ce bon Gauguin et moi au fond du cœur nous comprenons et si nous sommes un peu fous, que soit, ne sommes-nous pas un peu assez profondément artistes aussi, pour contrecarrer les inquiétudes à cet égard par ce que nous disons du pinceau.
(p. 261*)

Ici, sauf la liberté, sauf bien des choses que je désirerais autrement, je ne suis pas trop mal.
(p. 265*)

J’ai profité de ma sortie pour acheter un livre :
Ceux de la glèbe de Camille Lemonnier. J’en ai dévoré deux chapitres – c’est d’un grave, c’est d’une profondeur ! Attends que je te l’envoie. Voilà pour la première fois depuis plusieurs mois que je prends un livre en main. Cela me dit beaucoup et me guérit considérablement.
(p. 267*)

« Ik ben aan d’aard gehecht metmeer dan aardsche bande. » [Je suis attaché à la terre par des liens plus que terrestres.]
Voilà ce que j’ai éprouvé dans bien d’angoisse – avant tout – dans ma maladie dite mentale.
J’ai malheureusement un métier que je ne connais pas assez pour m’exprimer comme je le désirerais.

(p. 268*)

Ce qui me console un peu, c’est que je commence à considérer la folie comme une maladie comme une autre et accepte la chose comme telle, tandis que dans les crises mêmes il me semblait que tout ce que je m’imaginais était de la réalité.
(p. 271*)

Mon espérance serait qu’au bout d’une année je saurai mieux ce que je peux et ce que je veux que maintenant. Alors peu à peu une idée me viendra pour recommencer. Revenir à Paris ou n’importe où actuellement ne me sourit aucunement, je me trouve à ma place ici. Un avachissement extrême est ce dont souffrent à mon avis le plus ceux qui sont ici depuis des années. Or mon travail me préservera dans une certaine mesure de cela.
(p. 282*)

Dehors les cigales chantent à tue-tête, un cri strident, dix fois plus fort que celui des grillons, et l’herbe toute brûlée prend des beaux tons de vieil or. Et les belles villes du Midi sont à l’état de nos villes mortes le long de la Zuyderzee, autrefois animées. Alors que dans la chute et la décadence des choses, les cigales chères au bon Socrate sont restées. Et ici certes elles chantent encore du vieux grec.
(p. 288*)

Veuillez prier M. Aurier de ne plus écrire des articles sur ma peinture, dis-le lui avec instance, que d’abord il se trompe sur mon compte puis que réellement je me sens trop abîmé de chagrin pour pouvoir faire face à de la publicité. Faire des tableaux me distrait, mais si j’en entends parler, cela me fait plus de peine qu’il ne le sait...
(p. 293*)

*sur ma liseuse
Vincent Van Gogh - Lettres à son frère Théo
(Grasset Les Cahiers Rouges, 2002) [1937]

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